L'apprentissage du "Monde réel"



L’apprentissage du « Monde réel »
 
Réflexions sur la Continuation des Amours et la Nouvelle Continuation des Amours de Ronsard, Les Liaisons dangereuses de Laclos et Aurélien d’Aragon
 
Une contribution au projet "Textes, Langues & Langages"
 
(Axe 1 : Savoir, apprendre, éduquer, 2020-21)
 
par Arnaud Rochelois (Professeur de Lettres Modernes KH),
 
Léa Karcher, Antoine Depiesse et Mathilde Baby (Étudiants de Khâgne)
 
 
        Le programme de l’option Lettres Modernes pour le concours A/L 2021 rassemblait, sous le thème « Les Amants », la Continuation des Amours et la Nouvelle Continuation des Amours de Ronsard, Les Liaisons dangereuses de Laclos et Aurélien d’Aragon. 
        Dans le cadre de la préparation à l’oral, nous avons joué à confronter les œuvres. En rapprochant des extraits, bien sûr, mais aussi en réfléchissant de façon plus générale. Si le thème des amants ou de l’amour (impossible ?) s’impose pour tisser des liens entre ces œuvres, d’autres entrées sont également porteuses, et, parmi elles, l’idée d’apprentissage ou d’éducation.
        L’occasion pour les étudiants de s’en emparer et de proposer leurs réflexions croisées sur l’apprentissage dans les œuvres au programme… Le tout sous une bannière très « aragonienne » : celle de la rencontre avec le « Monde réel ».
 
 
Léa Karcher
À quoi sert la littérature ? 
 
        « L’art est-il utile ? Oui. Pourquoi ? Parce qu’il est l’art. Y a-t-il un art pernicieux ? Oui. C’est celui qui dérange les conditions de vie. Le vice est séduisant, il faut le peindre séduisant ; mais il traîne avec lui des maladies et des douleurs morales singulières ; il faut les décrire. » (Baudelaire, Des drames et des romans honnêtes). La littérature nous apprend-elle quelque chose ? Baudelaire met ici en cause le lien fondamental entre enseignement moral et littérature. Depuis le XIXe siècle la qualité esthétique est en effet mise en valeur au-delà de la valeur morale. Cependant, ce changement de perspective conduit-il à penser que la littérature n’apprend rien à l’homme sur son monde, que la littérature est en somme inutile ? L’écrivain apporte une nuance clé : la littérature est utile à l’homme, non en s’attachant à l’exigence de morale ou de vérité, mais par elle-même c’est-à-dire par sa capacité à créer et à représenter un monde. Les œuvres au programme de lettres modernes en khâgne cette année invitent justement à considérer l’enseignement spécifique de la littérature. En effet, ces œuvres sont liées par le thème des amants ; et pourtant, la notion d’apprentissage traverse les trois œuvres. Reste à savoir si l’apprentissage du lecteur est ce qui est recherché par les auteurs. Car si les personnages donnent des leçons et en reçoivent, les lecteurs ne sont pas nécessairement concernés par ces enseignements, même s’ils peuvent en recevoir d’autres de nature différente.
 
        Si parler d’apprentissage de l’amour dans les œuvres est contestable, nous pouvons en revanche faire l’hypothèse qu’elles cherchent à enseigner aux personnages ce qu’est réellement vivre. Apprendre ce qu’est le monde, la réalité historique dans laquelle chacun est plongé : Aurélien incarne l’élève de cette dure leçon. Bien que le roman d’Aragon fût critiqué pour ne pas avoir explicitement traité de la situation environnante, Aurélien s’inscrit pourtant dans le cycle du Monde réel : la guerre est ainsi représentée à travers ses conséquences sur un homme. Dès l’incipit, Aurélien quitte l’instant présent pour entrer dans une autre réalité, celle de la guerre, celle qui devient son unique réalité. Ayant appris de la façon la plus brutale la réalité de la guerre, Aurélien y est coincé, de telle sorte qu’il vit le monde réel sur le mode imaginaire. Mais le protagoniste sort par instants de sa bulle et rencontre le monde réel. Au chapitre XXI, Aurélien (sous le nom de Roger) rencontre Riquet, un ouvrier avec qui il fait la course à la nage. Seulement, une fois que les deux hommes se sont vêtus pour aller prendre un verre, la frontière des classes sociales refroidit leur relation : Riquet vouvoie Aurélien, qui, lui, essaie de changer son langage et d’adopter des expressions populaires. La rencontre de Riquet initie l’apprentissage du monde réel pour Aurélien car son inactivité est ici interrogée. Aurélien sera finalement contraint de quitter son oisiveté et d’entrer à l’usine, d’entrer dans le monde réel et d'abandonner son imaginaire. 
        Dans Les Liaisons dangereuses, l’entrée dans le monde réel pour Cécile ne la conduit pas à se défaire de ses représentations. À la sortie du couvent, Cécile ne connaît rien du monde : elle est naïve et ignorante de par son éducation qui est comme inexistante. Son attitude lors de sa rencontre avec le cordonnier montre à quel point son isolement au couvent l’a empêchée d’apprendre ce qu’était le monde réel. S’attendant à trouver son mari et n’ayant jamais rencontré d’hommes, Cécile est décontenancée face à celui qui n’est que son cordonnier. Ainsi, les représentations naïves que projette Cécile sur le monde sont en décalage avec les attentes de celui-ci. Sa naïveté la conduit finalement tout droit dans les filets de Merteuil. La marquise compte utiliser la jeune fille pour se venger de Gercourt. Merteuil finit par vouloir en faire son élève car sans avoir appris à être libertine, elle en a les dispositions. Cécile se retrouve, sans s’en rendre compte, à prendre une éducatrice qui la mène dans la voie du libertinage.  L’apprentissage du monde réel est finalement aussi brutal pour Cécile qui est prise au piège dans ce monde mensonger auquel elle ne peut résister. Cette leçon cruelle subie par Cécile en dissimule peut-être une autre de l’auteur. En effet, Laclos invite certainement à remettre en cause l’éducation des femmes (ou l’absence d’éducation) en son temps qui ne leur permet pas d’affronter le monde tel qu’il est.  
        Enfin, Ronsard est aussi conduit dans La Continuation et La Nouvelle Continuation des Amours à descendre dans le monde réel. Ces deux œuvres, que l’on nommera ensuite Les Amours de Marie, permettent de figurer l’évolution du style de Ronsard à travers le changement de muse. Ronsard, en même temps qu’il quitte Cassandre, quitte aussi Pétrarque pour adopter un « beau stille bas » (61, NCA). Il revient près de sa terre angevine où la douce Marie se trouve. La poésie des Amours s’inscrivait dans la fin’ amor où la dame divine était inaccessible ; ici, la femme aimée n’est plus mythifiée, elle est presque commune ainsi que le suggère l’évolution des prénoms choisis pour les amantes. Ronsard quitte le style grave et adopte la posture du poète humble afin d’être entendu de Marie. Les références érudites ainsi que les constructions syntaxiques sont donc moins complexes. Ronsard essaie ainsi de mettre en scène la volonté de faire descendre son écriture dans le monde réel.
 
        Néanmoins, cet apprentissage laisse à désirer entre Aurélien qui n’a pas retenu la leçon de la guerre et y plonge de nouveau et Cécile qui retourne finalement au couvent après avoir été l’objet des manigances des libertins. Les œuvres semblent davantage illustrer l’échec d’un apprentissage pour les personnages. En outre, l’enseignement qui réussit dans toutes les œuvres est celui de la dissimulation. En effet, Ronsard adopte bien une persona d’auteur : Marie n’est qu’un prétexte, seulement un nom qui justifie son changement de style. On peut noter que Marie est en effet souvent absente : d’autres figures d’amantes sont présentes comme ses deux sœurs ou encore Cassandre (s13, s20 CA). Bien que revendiquant le « beau stille bas », ses poèmes si variés ne sont pas exempts de la richesse stylistique des Amours. Ronsard veut être à la mode et pour cela il se change et se déguise sous le masque du poète modeste. 
        Ronsard adopte ainsi son style à sa destinataire, tout comme les personnages libertins des Liaisons dangereuses. Tout est question de masque et de dissimulation dans ce milieu mondain où tout est théâtre… Un monde réel bien particulier. Celle qui a le plus vite compris et qui maîtrise ce monde à la perfection est Merteuil. En autodidacte elle a appris à dissimuler, à contrôler son corps et ses expressions faciales afin d’apprendre ensuite à vivre dans le monde par elle-même. Ainsi qu’elle le montre, Merteuil s’est formée par elle-même, motivée par son désir de comprendre ce monde qui lui était interdit de par sa condition de femme : « Ma tête seule fermentait ; je ne désirais pas de jouir, je voulais savoir » (lettre LXXXI). Apprentissage et dissimulation semblent donc aller de pair alors que les personnages sont plongés dans l’ère des Lumières. Laclos cherche peut-être à souligner à travers la dérive de l’éducation de Merteuil une critique de la pensée ambiante du XVIIIe siècle : bien que la raison soit mise en valeur, le mal dans la société n’en est pas effacé pour autant. 
        Nous pourrions enfin évoquer le monde d’Aurélien qui ressemble étrangement à celui des Liaisons dangereuses par la présence des artifices de la mondanité. L’amour est inondé par la dissimulation et le désir de conquête – ce qui est un autre point commun avec l’œuvre de Laclos – que ce soit la relation entre Rose et Decœur, Blanchette et Edmond… Tous les couples mélangent amour et représentations sociales. Même Aurélien et Bérénice n’y échappent pas : leur amour est baigné dans des représentations. Dès l’incipit Aurélien assimile Bérénice à celle de la tragédie de Racine : ne s'attachant qu’à son nom, il crée dans la suite du roman une Bérénice imaginaire qui incarne à la fois la reine de Césarée et la noyée de la Seine. Bérénice, guidée par le goût de l’absolu, idéalise aussi Aurélien. Elle rêve de lui à Giverny, « Et dans ce rêve-ci, il y avait un homme [...] un homme qui emportait le cœur, un homme qui parlait peu, qui souriait bien… Aurélien… mon amour… Aurélien… » (chap. LXIII). Mais la réalité interrompt et contredit le rêve. Tous deux sont baignés dans une représentation, l’apprentissage de l’amour se fait sur le mode de l’imaginaire.  
 
        Que penser alors de la capacité des œuvres à apprendre quelque chose ? Il semble que l’apprentissage présenté dans les œuvres se retourne finalement en règne de la dissimulation. Mais peut-être que justement la véritable leçon des œuvres tient à ceci : la représentation. L’importance de ce thème peut en effet indiquer que ce qu’enseignent les œuvres ne se trouve pas tant dans les leçons à suivre sur le monde mais dans une certaine manière de représenter le monde. Les œuvres invitent ainsi à apprendre comment représenter, et par extension comment écrire. Le plaisir de la lecture des Liaisons dangereuses tient à la polyphonie de l’œuvre. Laclos porte un masque et en change à chaque personnage ; et bien plus, il fait porter à ses personnages des masques différents selon leur destinataire. Merteuil est celle qui énonce la règle fondamentale de l’écriture : « quand vous écrivez à quelqu’un, c’est pour lui et non pas pour vous : vous devez donc moins chercher à lui dire ce que vous pensez, que ce qui lui plaît davantage » (Lettre CV). Écrire pour séduire, dissimuler et s’adapter à son destinataire, l’apprentissage de l’écriture proposé par les libertins permet surtout de mettre en avant la capacité de l’écriture à faire agir, ainsi qu’à souligner la virtuosité de l’auteur lui-même. Ronsard promeut aussi une esthétique du changement. Le poème 61 de la Nouvelle Continuation des Amours constitue un art poétique dans lequel il revendique son changement de style. Ronsard met en scène la nécessité de représenter la passion avec un style humble. La question de la représentation s’immisce aussi dans Aurélien. Déjà du point de vue historique, il s’agissait pour Aragon de suggérer sans représenter explicitement la réalité de la guerre. En outre, le peintre Zamora au moment de représenter Bérénice s’interroge sur la façon de saisir ses deux visages en une image. Les œuvres invitent ainsi à réfléchir sur la manière de représenter le monde et à apprendre à se le représenter de façon singulière.
 
        Les œuvres de ce programme de Lettres Modernes proposent ainsi un apprentissage particulier qui est souvent un échec pour leurs personnages mais une réussite pour leur auteur et leurs lecteurs. En effet, grâce au style singulier et à la virtuosité technique des trois artistes, le lecteur accède à des mondes uniques dans lesquels ils apprennent à rencontrer de nouvelles pensées sur l’éducation, sur la société ou encore sur l’amour. En somme, grâce à leur capacité d’imagination et de représentation, les œuvres littéraires apprennent au lecteur à rencontrer l’autre, apprentissage nécessaire pour la vie en commun ainsi que le montre Kundera dans les Testaments trahis : « La société occidentale a pris l’habitude de se présenter comme celle des droits de l’homme ; [...] cela n’aurait pas pu se produire sans une longue pratique des arts européens et du roman en particulier qui apprend au lecteur à être curieux de l’autre et à essayer de comprendre les vérités qui diffèrent des siennes. » 
 
 
Antoine Depiesse
L’apprentissage
 
        « “Je croirais”, me disait-elle, après avoir lu le manuscrit de cette correspondance “rendre un vrai service à ma fille, en lui donnant ce livre le jour de son mariage” » (Préface du rédacteur, Les Liaisons dangereuses). Le roman épistolaire de Choderlos de Laclos semble annoncer dès la préface du Rédacteur une volonté de transmettre un enseignement. Apprendre sur le monde, transmettre une moralité, ne sont-ce pas là des objectifs communs aux œuvres du programme de Lettres Modernes (2020/2021) ? Bien que La Continuation et La Nouvelle Continuations des Amours, Les Liaisons dangereuses et Aurélien soient regroupées sous le thème des “Amants”, n’auraient-elles pas pu être regroupées sous le même thème que celui qui était proposé aux étudiants de Lettres Classiques : “Savoir, Apprendre, Éduquer” ? 
 
        Un savoir en lisant : un reflet du monde réel
 
        Il faut avouer que l’enseignement délivré par les œuvres du programme n’est pas forcément fait de façon directe. Cependant, de Ronsard à Aragon, en passant par Laclos, les œuvres sont ancrées dans le monde qui les entoure. Des lecteurs contemporains comme nous ne peuvent qu’être admiratifs devant les portraits fidèles de ces vies passées. Inscrit dans le Cycle du Monde réel, le roman d’Aragon Aurélien nous apporte avec précision un tableau du « Monde réel ». L’intrigue, qui n’est que souterraine dans le roman, se déroule sur une scène mise au premier plan : l’entre-deux-guerres à Paris. La capitale est la scène sur laquelle tous les personnages déambulent (visite de Paris par Bérénice), font la fête (soirées au Lulli’s et soirées d’anciens combattants), créent (ateliers de Zamora et de Blaise)... Tout cela est rendu possible par une écriture capable de capter les sensations de ces moments passés, mais surtout par la grande vraisemblance des choses vécues. Les Liaisons Dangereuses, La Continuation des Amours et La Nouvelle Continuation des Amours partagent cette esthétique de la vraisemblance. Du côté de Laclos, la vraisemblance est certifiée et mise en avant dès la préface du rédacteur. D’abord, le rédacteur affirme que les lettres proviennent d’une correspondance qu’il « a été chargé de mettre en ordre ». Ensuite, pour renforcer la vraisemblance de ces missives, il n’hésite pas à faire plusieurs commentaires sur ces dernières. Ces deux éléments, couplés à une écriture polyphonique, permettent au rédacteur de se détacher des lettres pour laisser le lecteur apprécier ces quelques insides sur la cour ou plus largement la haute société du XVIIIe siècle. Enfin, dans les deux recueils suivant les Amours, Ronsard joue aussi la carte de la vraisemblance, qui permet cette fois-ci de plonger dans des amours villageoises. Dans la Continuation, Ronsard s’adapte à Marie, une villageoise. Il quitte alors l’héroïque Cassandre et la pédante mythologie pour une écriture simple et humble (Nathalie Dauvois, Le sujet lyrique à la Renaissance). En optant pour ce beau « stille bas » (sonnet 61 de la NCA) pour louer sa nouvelle Muse, il rend son écriture accessible à tous et nous fait découvrir une nouvelle partie du monde qui l’entoure, comme le montre le sonnet 8 de la Continuation : loin des figures mythologiques, il en reste aux comparaisons simples avec la nature angevine et aux différentes traditions villageoises (concours de beauté, CA, sonnet 8, vers 10).
 
        Apprendre : un apprentissage pour l’auteur, les personnages et les lecteurs
 
        Les œuvres du programme ne se limitent pas à une description précise du monde qui les entoure (même si c’est intéressant), elles font bien plus : elles apportent une véritable leçon. Commençons par les recueils du Prince des poètes. Ces deux Continuations sont sans doute les meilleurs exemples des trois œuvres du programme. Premièrement, Ronsard transmet un enseignement à Marie et aux autres interlocuteurs divers et variés de ses sonnets, c’est-à-dire à ses lecteurs. Par exemple, certains de ses sonnets montrent un poète conseillé de l’amante : au sonnet 23 de la première Continuation, le poète lui conseille justement de « cueillir le jour » (en reprenant le fameux Carpe Diem), c’est-à-dire de se lever et de profiter de chaque instant avec lui, son amant. Mais ces conseils amoureux et les autres enseignements du poète ne seraient rien sans un interlocuteur, sans une personne avec qui parler. Le dialogisme (Dauvois, ibid.) permet au poète de communiquer avec son lecteur : il crée une proximité avec le lecteur, ce qui facilite l’apprentissage et la transmission de l’apprentissage. Sous une forme légèrement différente, on retrouve la même idée dans les Liaisons : la lettre ne sert que de prolongement de la parole et permet à des personnages comme Valmont et Merteuil de servir de professeurs à Danceny et Cécile. Mais, au-delà de l’apprentissage libertin des deux enfants, certaines lettres du roman apportent une véritable réflexion sur la question de l’apprentissage, et surtout sur l’éducation des jeunes filles, comme la (très) fameuse lettre 81 de Merteuil qui souligne justement ses problèmes. Laclos/Merteuil y pointe du doigt l’éducation religieuse du couvent, rendant les jeunes filles naïves et ignorantes du monde : elles deviennent alors des proies faciles pour les libertins. Cécile est l’exemple parfait de cette enfant naïve, sortie du couvent trop tard. La lettre 1 en témoigne : utilisation abusive de la première personne du singulier (l'égocentrisme enfantin), naïveté dans son style d’écriture (« Maman ») et ignorance des codes de la société (prend le cordonnier pour son “futur” mari). Pour finir cette deuxième section, revenons à notre prince. Au-delà de cette transmission à autrui d’un apprentissage, le « simple » fait d’écrire permet à Ronsard de faire apprendre quelqu’un. Mais qui ? La réponse est presque trop évidente : lui-même. Il apprend de ses sonnets et de la réception d’iceux pour améliorer son style, il cherche à atteindre la perfection pour rester dans la mémoire du monde. Son livre deviendra son âme qui voyagera à travers les siècles (exemple du dialogue avec les Muses dans la NCA).
 
        Un « Éduquer » remis en question ?
 
        Cependant… Peut-on réellement tirer un enseignement de ces œuvres ? Y a-t-il une morale, un apprentissage clair à la fin de notre lecture ? Non, je ne pense pas… et c’est même l’inverse. Le roman Aurélien, qui avait une évolution proche de celle d’un roman initiatique, a vu sa leçon (Aurélien quitte la vie parisienne pour travailler à l’usine) réduite à néant lors de l’épilogue. Alors que dans la “première partie” du roman ne posait aucun problème au lecteur pour se reconnaître dans l’évolution intime de l’ancien soldat, l’épilogue nous dresse un portrait d’un Aurélien méconnaissable. En effet, il est difficile pour le lecteur de s’assimiler en un Aurélien orgueilleux devenu pro-Pétain. Les dernières pages du roman et la mort de Bérénice (la rédaction s’excuse pour ce spoil honteux) révèlent un personnage auquel il est dur de s’identifier : il s’imagine être le héros blessé, il ne pense qu’à son bras, et avoue même son orgueil à la découverte de la vérité. La fin du roman montre certes « l’impossibilité du couple » (préface d’Aurélien), mais cette morale n’est-elle pas oubliée par le lecteur, décontenancé par la mort de la véritable héroïne, décontenancé de ne se retrouver qu’avec Aurélien et les autres ? Le problème est similaire pour les Liaisons dangereuses. Alors que la Préface du Rédacteur annonçait que le livre serait porteur de moralité, la fin du roman semble nous indiquer le contraire. La lettre CLXXV montre certes que les libertins ont été punis (Valmont est mort et Merteuil est exilée) mais souligne aussi que les modèles de vertu sont aussi touchés négativement. La dévote Tourvel est morte d’un amour adultérin, Cécile a été pervertie et a fait une fausse-couche. De plus, les modèles d’éducation qui sont mis en avant sont ceux des libertins… S’agirait-il d’une victoire du libertinage ? Ou la marque de l’impossibilité de l’éducation dans le roman ? 
 
        En conclusion, les œuvres du programme de Lettres Modernes véhiculent bien un savoir destiné au lecteur, que ce soit au travers d’une description fidèle des mœurs d’une époque ou en faisant la « promotion » d'un modèle d’éducation. Cependant, l’ambiguïté des leçons délivrées et des modèles d’enseignement nous empêchent de voir ces œuvres comme des « leçons » des auteurs. S’il y a des leçons, elles doivent être tirées par le lecteur lui-même. Cette idée fait écho aux propos de Baudelaire sur Madame Bovary (section IV de son article sur l’ouvrage de Flaubert) : « Plusieurs critiques avaient dit : “cette œuvre, vraiment belle par la minutie et la vivacité des descriptions, ne contient pas un seul personnage qui représente la morale, qui parle la conscience de l’auteur. [...] Où est le réquisitoire ?” [...] Absurdité ! Éternelle et incorrigible confusion des fonctions et des genres ! — Une véritable œuvre d’art n’a pas besoin de réquisitoire. La logique de l’œuvre suffit à toutes les postulations de la morale, et c’est au lecteur à tirer les conclusions de la conclusion. ». 
 
 
Mathilde Baby
L’apprentissage de la femme chez Ronsard, Laclos et Aragon
 
        Quand Aragon publie Aurélien en 1944, on lui prête des caractéristiques similaires aux romans d’apprentissage que Flaubert a par exemple pu écrire un siècle auparavant. Aurélien est en effet un personnage témoin pour réfléchir sur le monde et assiste comme impuissant à l’échec d’un monde. Quant au roman de Laclos publié en 1782, Les Liaisons dangereuses, celui-ci a pour sous-titre Lettres recueillies dans une société et publiées pour l’instruction de quelques autres. Ce roman épistolaire a une visée clairement didactique tandis que la Continuation des Amours et la Nouvelle continuation des Amours de Ronsard ont un but didactique plus discret. Réunir ces trois œuvres autour du thème de l’apprentissage de la femme montrerait qu’elles sont plus semblables qu’il n’y paraît. L’ambiguïté du génitif nous entraîne à nous interroger sur ce que la femme apprend dans et par ces trois œuvres mais également sur ce qu’enseignent les femmes par le biais des œuvres en question. 
        La lettre 81 des Liaisons dangereuses est une lettre incontournable en ce qui concerne l’apprentissage de la femme. En écrivant fièrement qu’elle « [est] son ouvrage », la marquise de Merteuil relate son apprentissage du libertinage. Autodidacte, cette dernière excelle finalement dans son domaine en devenant une manipulatrice experte. En observant en silence la société dès son adolescence, la marquise de Merteuil apprend la dissimulation, si bien qu’elle réussit à tromper jusqu’à son entourage le plus proche. C’est également en observant la société parisienne en arrivant dans la capitale que Bérénice, la cousine provinciale dans Aurélien, apprend les rouages de la vie mondaine. Bérénice, isolée dans sa province et mariée au fort décevant Lucien Morel, rêve d’absolu. Son arrivée à Paris confronte l’idéal qu’elle projette sur cette ville et le réel. Commence alors son apprentissage de la vraie vie. Bérénice semble à la fois approcher pour la première fois de son rêve et se heurter à des obstacles l’empêchant de satisfaire son goût de l’absolu. Elle rencontre l’impossibilité du couple avec Aurélien, notamment car son goût de l’absolu ne lui permet pas de supporter qu’il fréquente d’autres femmes qu’elle. La femme, chez Ronsard, est mise en garde concernant sa beauté éphémère. En effet, le poète fait l’éloge de la femme dans son recueil consacré à Marie mais rappelle par l’intermédiaire du carpe diem que la beauté s’en va avec la jeunesse, comme une fleur fane à la fin de la belle saison. La femme doit alors accepter l’amour de l’homme qui la trouve belle puisqu’elle ne le sera pas éternellement.  
        Mais la femme, dans ces œuvres, se trouve aussi en situation de transmettre une leçon. La marquise de Merteuil n’est pas seulement élève mais également professeur. Elle qui a appris seule se plaît à enseigner la dissimulation et l’art du libertinage à des jeunes gens comme Cécile Volanges par exemple. Cette jeune femme sort du couvent sans aucune connaissance du monde et suit aveuglément les conseils de celle qu’elle croit être son amie. La marquise de Merteuil, figure de libertine, ainsi que la naïveté de Cécile permettent à Laclos de souligner le manque d’éducation des femmes au XVIIIe siècle et les dérives qui peuvent en être la conséquence. Aurélien est quant à lui la conséquence d’une guerre. Il incarne en effet les « hommes de trente ans qui n’ont plus de cœur à rien » et doit apprendre lui aussi à vivre dans le « monde réel ». Une partie de sa vie est restée dans les tranchées et va altérer ses relations humaines. Aurélien apprend alors des femmes qu’il rencontre puisque ce sont ses conquêtes qui le poussent à vivre. Bérénice joue un rôle important dans sa vie puisqu’elle lui apprend qu’autre chose l’attend au-delà des souvenirs de la guerre. Ronsard apprend également des femmes puisqu’il ne peut écrire sans muse. Lorsque Ronsard change de muse, il change de style. C’est alors que dans la Continuation des Amours et la Nouvelle Continuation des Amours le poète adopte un « beau stille bas », inspiré par une paysanne dont il est tombé amoureux et pour laquelle il s’applique à écrire plus simplement, afin d’être compris. 
        Ce sont donc des femmes qui, dans ces trois œuvres, mènent le jeu, même si elles n’en sortent pas indemnes et même si leur image n’est pas toujours positive. La rencontre de la muse et du réel semble être une étape de l’apprentissage.