Regards croisés sur le grec et l'allemand - vol. 1



Regards croisés sur le grec et l’allemand – vol. 1 :

Le paysage linguistique et culturel

      Une contribution au projet Textes, Langues & Langages

par Karim Mansour & Christina Zipper

 

        Le français, l’espagnol, le portugais, le catalan, l’occitan, le provençal, l’italien, le sarde et le roumain : toutes ces langues descendent historiquement du latin, qui s’est fragmenté à basse époque sur les différents domaines de la Romania occidentale ou orientale pour donner naissance à une multitude de langues autonomes dont la filiation à l’égard de la langue mère continue de se faire sentir dans leur étymologie – ce sont les langues « romanes ». D’autres langues européennes sont quant à elles issues d’autres branches de l’arbre qui compose la famille des langues dites « indo-européennes » : c’est le cas des langues celtiques (breton, gaélique), des langues slaves (russe, polonais, tchèque…) ou baltes (lituanien, letton) – ou encore des langues germaniques, au nombre desquelles figurent l’allemand, l’anglais, le néerlandais, ainsi que les langues scandinaves. Si l’anglais, au cours de son histoire, a emprunté au français de nombreux termes, de telle sorte qu’une grande partie de son vocabulaire est en réalité composé de mots d’origine latine, l’allemand en revanche a conservé sur le plan lexical la composante germanique originelle. Ainsi nous pouvons dire, en première analyse, que le français vient du latin tandis que l’allemand est germanique.

        Mais le vocabulaire du français présente aussi un nombre important de mots d’origine grecque, qu’il s’agisse de termes qui ont transité par le latin à époque ancienne, ou d’emprunts plus récents effectués par le français, qui irriguent en particulier les domaines de la langue technique ou scientifique ; or, si ces emprunts ne sont pas inconnus de l’allemand, la majorité des termes correspondants sont issus d’un vocabulaire propre. On pourrait donc dire à présent que l’étymologie du français est foncièrement gréco-latine, alors que celle de l’allemand est plus éloignée des langues « classiques » que sont le latin et le grec.

            Pourtant, si l’on quitte le domaine du lexique pour celui des structures linguistiques, on se rend compte qu’à la différence du français, qui a progressivement abandonné le système de la déclinaison, composée des fameux « cas » latins que sont le nominatif, le vocatif, l’accusatif, le génitif, le datif et l’ablatif, représentant les diverses formes prises par un nom selon la fonction qu’il occupe dans la phrase, l’allemand a conservé ce type de structure, qui est aussi celui du grec et qui provient en ligne droite de l’origine indo-européenne des diverses langues en question. Cette caractéristique, et d’autres que nous aurons l’occasion de voir, amènent à reconsidérer la distance du français et de l’allemand à l’égard des langues dites classiques : si les langues romanes sont, sur le plan lexical, les filles directes du latin, la langue allemande n’entretient-elle pas pour sa part d’étroites affinités structurelles avec le latin et le grec ancien ?

            C’est plus particulièrement aux rapports de l’allemand et du grec que nous allons nous intéresser ; car plusieurs traits apparentent ces deux langues – qu’il s’agisse du paysage linguistique et culturel qui est le leur et de la manière dont s’est constituée, pour chacune d’elles, une langue littéraire ; des structures linguistiques proprement dites, sur les plans de la morphologie et de la syntaxe ; ou encore de l’élaboration d’une poétique et d’une métrique qui présentent, d’une langue à l’autre, un certain nombre d’affinités électives.

        Dans ce premier volet, nous abordons le paysage des deux langues en confrontant leurs évolutions historiques.

 

1. En grec

1.1. Diversité politique, diversité linguistique

        Aux origines de la Grèce antique, une première civilisation, de nature préhellénique, s’était épanouie en Crète au tournant des IIIe et IIe millénaires av. J.-C. : elle est qualifiée de « minoenne » en référence au roi légendaire Minos, et se caractérise notamment par la construction de palais, la création de formes artistiques et des échanges culturels intenses avec les autres civilisations du bassin méditerranéen (Égypte, Anatolie…). Un type d’écriture syllabique y vit le jour : le linéaire A, qui reste aujourd’hui encore indéchiffré.

        La civilisation minoenne fut suivie, au tournant du XVIe siècle av. J.-C., de la civilisation dite « mycénienne », qui s’étendit aussi bien en Crète qu’en Grèce continentale (dans des villes telles que Pylos, Tirynthe et Mycènes, patrie du roi Agamemnon qui, selon la légende, dirigea l’expédition grecque contre Troie), et dont on trouve également des vestiges remarquables dans les divers lieux où elle fleurit, jusqu’au XIIe siècle av. J.-C. Sur le plan de l’écriture, la civilisation mycénienne développa, à partir du précédent, un nouveau syllabaire, servant à noter ce qu’on appelle donc le linéaire B, voué à l’enregistrement des données administratives. Or, nous savons à présent, depuis son déchiffrement en 1952 par Michael Ventris et John Chadwick, que le linéaire B note une forme très ancienne du grec : c’est pour nous, depuis lors, le commencement de l’histoire de la langue grecque.

            L’extinction de la civilisation mycénienne a reçu diverses hypothèses. Il est probable que des invasions extérieures ont contribué à son déclin – au nombre desquelles figure l’invasion des Doriens, peuple grec venu du nord. Dès lors s’ouvre pour la civilisation grecque la période des « Âges Obscurs », où l’on perd pendant quatre siècles toute trace d’écriture (de 1200 à 800 av. J.-C.).

            La période qui s’étend alors du VIIIe à la fin du VIe siècle est, au sens strict, la période « archaïque » de la Grèce ; elle est marquée par de grandes vagues de colonisation autour de la Méditerranée, ainsi que par l’essor d’une « littérature ». La suivante, qui conduit de l’avènement de la démocratie à Athènes en 510 à la mort d’Alexandre le Grand en 323, est la période « classique », celle où s’épanouissent pleinement la science, la littérature et la philosophie. Or, en ces deux époques, un constat s’impose : celui de la grande variété dialectale de la langue grecque, résultant notamment de l’existence d’une multitude de cités-États autonomes (entretenant des liens d’amitié ou d’hostilité), qui explique que l’on parle l’attique à Athènes mais le dorien à Sparte et dans une grande partie du Péloponnèse ; l’ionien dans une large partie des cités d’Asie Mineure et de nombreuses îles, mais l’éolien dans d’autres et notamment à Lesbos, patrie des poètes Alcée et Sappho.

        Ce n’est qu’avec la disparition d’une organisation politique reposant sur des cités-États et l’avènement d’une macrostructure de type monarchique instituée par Alexandre (dont les conquêtes étendirent la culture grecque de l’Égypte jusqu’à l’Inde) que la langue grecque sera unifiée, à l’époque dite « hellénistique » (IIIe-IIe s. av. J.-C.), sur les bases du dialecte ionien-attique : c’est l’émergence d’une « langue commune », la koinè, servant de langue de communication générale sans effacer pour autant la variété des parlers locaux, qui perdurent.



1.2. La formation d’une langue littéraire

        La littérature grecque commence avec les épopées homériques que sont l’Iliade et l’Odyssée, datées traditionnellement du VIIIe s. av. J.-C. La personnalité de leur auteur, Homère, est l’objet de longues controverses : a-t-il existé véritablement ? est-il vraiment l’auteur des deux œuvres ? Ces débats qui ont divisé les philologues aux XVIIIe et XIXe siècles constituent ce qu’on appelle la « question homérique ». En vérité, la composition des poèmes homériques s’est étendue sur plusieurs siècles : des générations d’aèdes – ces auteurs-compositeurs-interprètes professionnels qui se produisaient à la cour des palais en chantant tel ou tel épisode de la geste épique – se sont transmis par oral, au long des siècles dits obscurs, le matériau qui sert de base aux deux épopées constituées. S’il a existé un Homère, il s’agit de l’individu génial qui, de ces récits indépendants, a fait deux œuvres – même si le plus probable aujourd’hui est qu’il ait existé un maître d’œuvre pour l’Iliade et un autre pour l’Odyssée, qui lui est postérieure.

        Une autre caractéristique primordiale des poèmes homériques concerne l’aspect fortement composite de la langue qu’ils attestent : en leur sein coexistent des formes appartenant à différents dialectes, et même à des époques différentes qui sont le témoin d’un long processus de tradition. Il s’agit donc d’une langue hautement poétique et artificielle – d’une langue que nul ne parla jamais dans la langue courante – ennoblie qui plus est par l’usage d’un mètre poétique.

        Le caractère fondamentalement oral de la « littérature » grecque à l’époque archaïque (ce que certains appellent l’« orature ») est une donnée constante de la production poétique des premiers âges, réalisée lors de « performances » à l’occasion de panégyries (ces grands rassemblements festifs de tous les Grecs, ainsi par exemple des Jeux Olympiques) ou dans le cadre de banquets (poésie dite « symposiaque »). Lorsque Hérodote, le premier grand prosateur de la littérature grecque, publiera à Athènes, au Ve siècle av. J.-C., les comptes rendus géo-ethnographiques de ses voyages dans les diverses régions du monde habité, ce sera d’abord sous la forme de « lectures publiques » – avant qu’il ne songe à publier par écrit son récit de l’histoire des guerres médiques, qui opposèrent de 490 à 479 les Grecs à l’Empire perse – conflit dont la Grèce sortira victorieuse, et tout particulièrement Athènes, dont s’ouvre alors l’âge d’or.

        Hérodote écrivait en ionien : c’est dans le dialecte attique que s’exprimeront Platon ainsi que les grands orateurs athéniens de l’époque classique – Lysias, Isocrate ou encore le grand Démosthène, qui représente l’incarnation de la résistance face aux menaces de la puissance macédonienne, alors dirigée par Philippe II (le père d’Alexandre le Grand). Le dialecte attique tel que l’attestent les grands textes des Ve et IVe siècles fait ainsi figure d’état de langue classique : c’est lui que l’on emploie pour l’usage du thème grec. Mais rappelons-nous que l’on parlait, à la même époque, d’autres dialectes dans d’autres cités du monde grec, et que la langue ne sera partiellement unifiée que plus tard.

        À cet égard, il est intéressant de noter que l’appartenance générique des textes littéraires conditionne en partie les choix linguistiques de leurs auteurs. Ainsi, la tragédie grecque du Ve siècle – représentée par la triade composée d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide – opte, en ce qui concerne ses parties parlées (les dialogues entre les acteurs) pour l’usage de l’ionien-attique, proche en cela de la langue du public athénien ; mais dans ses parties chantées (les chants du chœur), elle emploie des formes doriennes et des mètres poétiques qui élèvent le ton du discours à celui de la grande poésie lyrique chorale, celle d’un Pindare (début du Ve siècle), dont la langue était, à l’instar des poèmes homériques quoique sur d’autres bases, un artefact poétique.



1.3. Naissance de la philologie

        L’époque qui s’ouvre à la mort d’Aristote et d’Alexandre le Grand (323/322) marque une rupture importante dans le monde grec. Le centre culturel se déplace d’Athènes à Alexandrie en Égypte, Antioche en Syrie, Pergame en Asie Mineure. C’est notamment à Alexandrie, sous le règne des Ptolémées, que se développe, à la faveur de la création du Musée et de sa fameuse Bibliothèque, un puissant mouvement d’étude critique des textes. Les éminents savants alexandrins et directeurs de la Bibliothèque que sont Aristophane de Byzance, puis Aristarque de Samothrace, se livrent à un minutieux travail d’enquête linguistique et philologique sur les œuvres des poètes des époques archaïque et classique, dont ils donnent des éditions critiques, assorties de commentaires : ils représentent en cela un maillon fondamental de la transmission des textes grecs (dont un si grand nombre a disparu). La langue grecque est par ailleurs soigneusement étudiée et codifiée pour elle-même : on invente notamment les signes diacritiques, en marquant les accents et les « esprits » qui affectent les mots.

        Dans ce contexte, la poésie d’un Callimaque (IIIe-IIe siècles av. J.-C.), qui passe d’ailleurs pour l’inventeur de la philologie scientifique et qui fut le premier à dresser un catalogue raisonné des volumes conservés dans la Bibliothèque d’Alexandrie, est une poésie savante, une poésie de lettré érudit qui joue sur les références intertextuelles et touche à tous les domaines de la littérature. De façon plus générale, la production littéraire de l’époque hellénistique pratique un jeu savant sur les codes littéraires, en cherchant à explorer de nouvelles formes de création par le mélange et la « bigarrure » des formes et des genres. Il s’agit là d’un véritable laboratoire de recherches poétiques, adossé au travail philologique des savants que sont aussi les poètes.

        Les activités de création et de réflexion littéraires se poursuivront durant la période de l’hégémonie romaine, puis au cours de l’Antiquité tardive. Bien plus tard, à l’époque byzantine, le patriarche Photius (IXe siècle ap. J.-C.) sera l’un des grands représentants de la « première Renaissance » des textes grecs, avant que les humanistes de la Renaissance des XVe et XVIe siècles n’entreprennent un vaste travail d’étude systématique, d’édition et de traduction des œuvres des Anciens. Enfin, le XIXe siècle verra l’essor de la philologie moderne, sous l’impulsion des savants allemands.



2. En allemand

2.1. Diversité politique, diversité linguistique

        L’histoire allemande ressemble à certains égards à celle de la Grèce antique, dans la mesure où le chemin vers une unité nationale s’est fait très tardivement : depuis le Moyen-Âge, le territoire a été sous le règne du Saint-Empire romain germanique ; des centaines de petits États et principautés y conservaient une grande indépendance, tels que le Palatinat, le Wurtemberg ou la Prusse qui se trouvent sur le territoire allemand d’aujourd’hui. Or, l’Empire s’étendait bien plus loin vers l’est, en incluant notamment des peuples slaves, qui sont devenus par exemple la Pologne ou la Hongrie plus tard.

        Cette étendue territoriale et la diversité linguistique qui en découle a persisté jusqu’au début du XXe siècle, et a été particulièrement marquée sous la double monarchie austro-hongroise (1867-1918) qu’on nomme aussi « Vielvölkerstaat » (« État composé de beaucoup de peuples »). On y parlait l’allemand, le hongrois, le tchèque, le roumain et de nombreuses autres langues, et l’allemand ne fut la langue officielle et obligatoire qu’à l’armée, où chaque soldat devait maîtriser environ une centaine de termes essentiels. Or, les différentes communautés linguistiques se mêlaient dans la vie quotidienne, comme à Prague où l’un des plus grands auteurs de langue allemande, Franz Kafka, naquit en 1883, et où le tchèque et l’allemand coexistaient. Du côté du nord-ouest, les choses furent plus simples à partir de la fondation de l’Empire en 1871, qui représente le premier État allemand proprement dit.

        Il n’est pas surprenant que ce morcellement politique se reflète aussi dans la langue : alors que la France, unie depuis le Moyen-Âge, connaissait une véritable politique linguistique depuis la fondation de l’Académie française en 1635, les différents dialectes coexistaient sans aucune intervention régulatrice sur le territoire allemand.

        A partir de 1830, on observe toutefois que la langue s’uniformise davantage grâce à l’apparition de la presse, de la scolarité obligatoire, de l’urbanisation et globalement d’une mobilité et d’un échange croissants entre les territoires – une évolution qui n’a cessé de se renforcer.

        A côté de cela, environ 20% des Allemands parlent toujours une forme de dialecte dans leur quotidien de nos jours. Leurs locuteurs se concentrent surtout dans des milieux moins urbanisés, et dans certaines régions, ainsi par exemple en Bavière ou en Saxe. Dans les deux autres grands pays germanophones, la Suisse et l’Autriche, le langage oral notamment diffère beaucoup de celui de l’Allemagne. Les variations au niveau du lexique, de la prononciation et de certaines structures grammaticales peuvent être si marquées que les dialectes sont incompréhensibles pour d’autres germanophones. Même s’il semble indispensable de maîtriser l’allemand standardisé (« Hochdeutsch ») dans le milieu professionnel notamment, maintes initiatives essaient aujourd’hui de veiller à leur continuité, par exemple via une transmission dans les écoles. On les considère en effet comme un patrimoine à protéger, car il fait partie des identités régionales fortes qui sont également ancrées politiquement dans le système fédéral.

        Cet héritage explique par ailleurs une assez grande souplesse dans l’emploi de la langue allemande, on peut facilement « jouer » avec elle, créer des néologismes... La notion d’un « bon usage » reste étrangère aux germanophones malgré la fondation d’une institution nationale dédiée aux recherches sur la langue allemande au milieu du XXe siècle (en 1964), mais qui est loin d’atteindre le prestige et l’influence de l’Académie française outre-Rhin.

        Le Duden, grand dictionnaire unilingue qui reste l’ouvrage de référence jusqu’à aujourd’hui, ne vit le jour qu’en 1880. Un dernier changement majeur a eu lieu en 1998 avec l’adoption de la « nouvelle orthographe », malgré de grandes controverses à son sujet.



2.2. La formation d’une langue littéraire

        L’existence d’une langue allemande est évoquée pour la première fois en 788, et les quelques productions littéraires conservées de ce qu’on appelle le vieux haut allemand (« Althochdeutsch », 750-1050) et le moyen haut allemand (« Mittelhochdeutsch », 1050-1500 : Das Nibelungenlied, Parzival…) se distinguent encore énormément de la langue d’aujourd’hui.

        Les débuts de l’imprimerie avec Johannes Gutenberg vers 1450 jouent un rôle majeur pour l’extension et la standardisation de la langue allemande – bien qu’environ 70% des impressions soient encore en latin en 1570 et qu’il n’existe pas de règles grammaticales ou de normes pour la graphie.

        Pour ce qui est des productions écrites en allemand, nous constatons une grande influence du réformateur protestant Martin Luther (1483-1546) avec ses traductions de l’Ancien et du Nouveau Testaments. Sous l’objectif d’une vulgarisation des textes bibliques, il cherche à se détacher de la syntaxe de l’hébreu et du grec afin de permettre leur compréhension par une plus grande partie de la population allemande, et pour que les gens puissent faire leur propre interprétation de la Bible, selon la devise de « sola scriptura » du protestantisme. Cette autonomie dans la foi se retrouve par ailleurs dans la revendication de Luther d’utiliser la langue allemande pendant le culte, qui se passe encore intégralement en latin à cette époque.

        Pour ses traductions, Martin Luther s’appuie sur un dialecte du centre du territoire germanique (« langue de Meissen », parlée dans la région autour de Leipzig et Dresde), tout en cherchant le sens juste des mots et une simplicité dans l’expression. On constate une absence de méthodes et de règles systématiques. Son répertoire langagier évoluera tout au long de sa vie. Et même si Martin Luther n’avait pas d’objectif linguistique proprement dit, ses textes vont néanmoins servir de modèle pendant de longues années, tant au niveau de la syntaxe et du lexique que du style.

        Le rôle du latin reste toutefois très présent sur le territoire allemand, notamment comme langue des sciences et de l’enseignement. Son influence persiste jusqu’à aujourd’hui, par exemple dans le vocabulaire du domaine universitaire (Abitur, Professor…), religieux (Hostie, Prozession…) et musical (Dissonanz, Takt, Fuge…). D’un autre côté, le mouvement de l’humanisme et la Renaissance vont valoriser le grec et la culture hellénistique, surtout dans les sciences (Apotheke, Gymnasium, Technik, Biologie…).

        Même s’il est très difficile de trouver des parallèles entre le classicisme français et les productions allemandes de l’époque, on peut noter un personnage qui aura une influence durable sur la poésie au XVIIe siècle : Martin Opitz (1597-1639), membre d’une société de « puristes » (« Fruchtbringende Gesellschaft »), a fortement incité ses contemporains à écrire en allemand (Buch von der deutschen Poeterey, 1624). Il met en avant les particularités de sa langue, comme son rythme, ce qui lui permet d’établir des schémas métriques calqués sur les langues anciennes. Les liens ainsi forgés avec le grec notamment seront démontrés ultérieurement. Toujours est-il que cette influence de Martin Opitz suscita une forte augmentation de la production littéraire allemande à partir du baroque.

        ​Pour la formation d’une langue littéraire classique, il faudra toutefois attendre le milieu du XVIIIe siècle avec des auteurs comme Gotthold Éphraïm Lessing, Johann Wolfgang von Goethe ou Friedrich Schiller. Or, celle-ci se caractérise toujours par sa grande liberté dans l’expression qui ne se laisse jamais enfermer dans des structures ou modèles préexistants. Et pour un lecteur de nos jours, elle a un côté clairement archaïque, tant les habitudes dans l’usage ont changé.



2.3. Naissance de la philologie

        Bien que depuis Martin Luther et Martin Opitz, il y ait eu d’autres tentatives de réflexion sur la langue et la littérature allemandes, la philologie ou encore les « études germaniques » ne prirent leur essor qu’au début du XIXe siècle.

        D’une part, la naissance de cette nouvelle discipline coïncide avec celle d’un sentiment national. Alors qu’on est encore loin d’une unification politique (fondation de l’Empire en 1871), les différents États allemands se rapprochent par alliance contre les ennemis extérieurs – et notamment contre la France lors des guerres napoléoniennes. Des intellectuels comme le philosophe Johann Gottlieb Fichte (Discours à la nation allemande, 1807) ou l’écrivain Ernst Moritz Arndt y contribuèrent activement avec leurs textes ouvertement patriotiques, tout comme la plupart des auteurs romantiques, par leur attachement plus vaste à leur terre natale (« Heimatgefühl »), ses mythes et traditions.

        Les études sur la langue s’inscrivent dans cette quête d’une culture et d’un héritage fédérateurs : Wilhelm et Jakob Grimm sont surtout connus pour leur récolte d’anciens mythes et contes populaires, qu’ils vont pour la première fois transcrire dans un grand recueil après des centaines d’années de transmission orale (Kinder- und Hausmärchen, 1812). Or, les deux frères sont également à l’origine d’un grand dictionnaire et d’une grammaire, qui sont des ouvrages de référence, du moins pendant tout le XIXe siècle.

        D’autre part, la réflexion sur la langue allemande fut nourrie par une activité importante dans les domaines de la critique littéraire et des recherches sur les langues anciennes. Depuis le Classicisme de Weimar, dont les représentants principaux sont Johann Wolfgang von Goethe et Friedrich Schiller, la culture grecque fut en effet considérée comme modèle pour toute production artistique, comme en témoignent les écrits théoriques et philosophiques de Joachim Johann Winckelmann ou de Georg Wilhelm Friedrich Hegel, mais aussi de Friedrich Hölderlin, qui se nourrit régulièrement dans ses écrits de références grecques.

        Les frères Schlegel occupaient des rôles majeurs dans le monde universitaire de l’époque, et contribuèrent à ces réflexions esthétiques, tout en s’investissant aussi dans les nouvelles branches linguistiques : ainsi des recherches sur l’étymologie, qui naissent en ce début de siècle.

        Il est intéressant de voir que ces recherches sur la langue allemande et son évolution ne se font pas de façon isolée : ainsi, Friedrich Schlegel s’intéresse notamment au sanskrit, antique langue indo-européenne apparue au deuxième millénaire avant J.-C., et à ses convergences avec les langues européennes de son temps. En parallèle naît aussi la discipline des « langues romanes » dans les universités allemandes, notamment avec Friedrich Diez.



            Ainsi, le paysage linguistique du grec et de l’allemand se caractérise à la fois par une forte diversité dialectale d’où émerge progressivement la naissance d’une langue de référence ; par l’élaboration progressive d’une langue littéraire étroitement conditionnée par le contexte culturel dans lequel prennent place les enjeux linguistiques ; et par une attention particulière portée à l’étude de la langue et de la littérature, à une époque où celles-ci sont constituées et où se fait sentir le besoin d’une activité critique, de nature métalinguistique.