Arts d'aimer, arts de traduire : la poésie élégiaque latine



Arts d'aimer, arts de traduire : la poésie élégiaque latine

Une contribution au projet "Textes, Langues & Langages"

(Axe 2 : Le lyrisme, 2020-21)

par Jacques Brunet-Georget (Professeur de Lettres Classiques HK / KH),

Alexis Bernardino Duarte, Antoine Depiesse et Lucas Knox (Étudiants de Khâgne)

 

        Dans le cadre de mon cours de latin de Khâgne, j’ai conduit cette année une séquence intitulée « SAVOIRS D’ÉROS ». Elle était consacrée en partie à l’étude de la poésie élégiaque. Le terme « élégie » vient du grec ancien ἐλεγεία qui signifie « chant de mort ». Il désigne une forme de poème dans l'Antiquité, avant de devenir un genre au sein de la poésie lyrique à partir de la Renaissance. Dans l’Antiquité, était appelé « élégie » tout poème alternant « hexamètres » et « pentamètres » en distiques : ce sont les vers élégiaques. J’ai choisi d’aborder ces textes sous l’angle thématique suivant : l’éducation sentimentale et érotique, les stratégies pour séduire, la désillusion amoureuse et ses remèdes…

        Le premier objectif d’un cours de langues anciennes est de mobiliser des outils d’analyse linguistique pour parvenir à établir sur chaque texte une traduction « littérale » – au plus près du sens. Une fois cet objectif atteint, il arrive que les élèves et leur enseignant s’essaient à une élaboration plus littéraire, plus apte, peut-être, à recueillir et à transmettre le « charme » du chant poétique. C’est ce que nous avons fait à partir de deux textes, l’un de TIBULLE (Élégies, I, 6, v. 1-20), l’autre d’OVIDE (Remèdes à l’amour, v. 411-420).

        On trouvera ci-dessous le texte latin de chacun de ces deux extraits, assorti d’une rapide présentation et d’une traduction littérale telle qu’elle a été établie en classe. Puis sont présentées trois propositions d’étudiants : chaque traduction est accompagnée d’une « notice » justifiant et commentant les choix techniques et esthétiques. Ces trois propositions ont adopté des stratégies radicalement différentes pour traiter en français le distique élégiaque ! J’ai joint à ce fichier, pour terminer, mes propres propositions.

Bonne lecture !

 

Tibulle, Élégies

I, 6, v. 1-20

        La sixième élégie du livre I semble clore un cycle consacré à une jeune femme : Délie. Dans la cinquième, le poète s’en prenait vivement à une entremetteuse responsable, à ses yeux, des infidélités de Délie – c’est elle qui lui avait présenté un protecteur aisé, rival heureux de l’amant infortuné. Et Tibulle avertissait l’usurpateur, insinuant qu’il n’allait pas tarder, lui aussi, à connaître les contrariétés de l’échec et l’amertume de la rupture. Pourtant, si l’on considère que la sixième élégie suit la cinquième chronologiquement, il faut admettre qu’une réconciliation a eu lieu, mais pour peu de temps, puisque Délie se comporte de nouveau en femme infidèle, encourant – si l’on en croit une prêtresse – un châtiment que le poète lui souhaite malgré tout léger. Dans ces vers, Tibulle commence par adresser des reproches au dieu Amour, trop cruel, qui se plaît à tourmenter l’amant en cautionnant, pour ainsi dire, les manigances de Délie. Mais ensuite, c’est à lui-même que le poète s’en prend : il a si bien initié Délie aux ruses de l’amour qu’elle a appris à tromper son amant ! Tibulle devient la victime des enseignements qu’il a lui-même dispensés.

 

Post tamen es misero tristis et asper, Amor.

Quid tibi saeuitiae mecum est ? an gloria magna est

Insidias homini conposuisse deum ?

Nam mihi tenduntur casses : iam Delia furtim

Nescio quem tacita callida nocte fouet.

Illa quidem tam multa negat, sed credere durum est :

Sic etiam de me pernegat usque uiro.

Ipse miser docui, quo posset ludere pacto

Custodes : heu heu nunc premor arte mea,

Fingere nunc didicit causas, ut sola cubaret,

Cardine nunc tacito uertere posse fores.

Tum sucos herbasque dedi, quis liuor abiret,

Quem facit inpresso mutua dente uenus.

At tu, fallacis coniunx incaute puellae,

Me quoque seruato, peccet ut illa nihil.

Neu iuuenes celebret multo sermone, caueto,

Neue cubet laxo pectus aperta sinu,

Neu te decipiat nutu, digitoque liquorem

Ne trahat et mensae ducat in orbe notas.

 

Semper, ut inducar, blandos offers mihi uoltus,`

À chaque fois, pour m’attirer, tu me présentes un visage séduisant.

Post tamen es misero tristis et asper, Amor.

Ensuite, pourtant, à l’égard du malheureux que je suis, tu te montres sombre et sévère, ô Amour.

Quid tibi saeuitiae mecum est ? an gloria magna est

Quelle sorte de cruauté à mon endroit est-ce là de ta part ? Est-ce une grande fierté,

Insidias homini conposuisse deum?

que d’avoir tendu un piège à un homme ?

Nam mihi tenduntur casses : iam Delia furtim

En effet, ce sont des rets que voilà déployés autour de moi : déjà Délie, en cachette,

Nescio quem tacita callida nocte fouet.

à la faveur de la nuit silencieuse - la rouée ! - dorlote je ne sais qui.

Illa quidem tam multa negat, sed credere durum est :

Elle, il est vrai, nie sous la foi du serment, mais lui faire confiance est malaisé :

Sic etiam de me pernegat usque uiro.

ainsi, à propos de moi également, elle persiste toujours à nier à son mari.

Ipse miser docui, quo posset ludere pacto

Moi-même, pour mon infortune, je < lui > ai appris de quelle manière elle pouvait

Custodes : heu heu nunc premor arte mea,

se jouer des gardiens : las ! las ! à présent je suis pris dans un étau à cause de ma propre habileté,

Fingere nunc didicit causas, ut sola cubaret,

elle a appris tantôt à inventer des prétextes pour dormir seule,

Cardine nunc tacito uertere posse fores.

tantôt à être capable de faire pivoter en silence la porte sur ses gonds.

Tum sucos herbasque dedi, quis liuor abiret,

Ensuite je lui ai procuré des sucs et des herbes, au moyen desquels puisse disparaître --> faire disparaître le bleu

Quem facit inpresso mutua dente uenus.

que produit (sur la peau) un amour partagé, la dent (y) ayant été imprimée (= par une pression de la dent) --> que laisse sur la peau, lors du partage de l’amour, une pression de la dent.

At tu, fallacis coniunx incaute puellae,

Mais toi, mari sans méfiance d’une jeune femme fausse,

Me quoque seruato, peccet ut illa nihil.

aie l’œil sur moi aussi, afin qu’elle ne faute en rien.

Neu iuuenes celebret multo sermone, caueto,

Prends garde qu’elle ne s’empresse autour des jeunes hommes, prolongeant la conversation,

Neue cubet laxo pectus aperta sinu,

et qu’elle ne reste étendue la poitrine découverte à cause d’un pli trop lâche de sa robe ;

Neu te decipiat nutu, digitoque liquorem

qu’elle ne t’abuse d’un signe, et qu’elle ne tire un trait de vin avec le doigt,

Ne trahat et mensae ducat in orbe notas.

traçant des caractères sur le plateau rond de la table.

 

Ovide, Remèdes à l’amour

(v. 411-420)

Dans ce poème de 814 vers, sorte d’appendice à L’Art d’aimer, Ovide explique comment guérir de la passion amoureuse, d'abord lorsque l'on est en couple, puis lorsqu'on a rompu. Dans ce passage, il adresse quelques conseils pratiques à l’amant qui s’apprête à se livrer au plaisir !

 

Tunc etiam iubeo totas aperire fenestras,

Turpiaque admisso membra notare die.

At simul ad metas uenit finita uoluptas,

Lassaque cum tota corpora mente iacent,

Dum piget, et malis nullam tetigisse puellam,

Tacturusque tibi non uideare diu,

Tunc animo signa, quaecumque in corpore menda est,

Luminaque in uitiis illius usque tene.

Forsitan haec aliquis (nam sunt quoque) parua uocabit,

Sed, quae non prosunt singula, multa iuuant.

 

Tunc etiam iubeo totas aperire fenestras,

Alors je t’ordonne aussi d’ouvrir grand les fenêtres,

Turpiaque admisso membra notare die.

et de noter au grand jour ce qu’il y a de laid dans sa conformation.

At simul ad metas uenit finita uoluptas,

Mais dès que le plaisir, achevé, arrive à son terme,

Lassaque cum tota corpora mente iacent,

et que les membres tout entiers du corps gisent avec l’âme fatiguée,

[415] Dum piget, et malis nullam tetigisse puellam,

tandis que vient la contrariété, tandis que tu préfèrerais n’avoir touché aucune maîtresse

Tacturusque tibi non uideare diu,

et que tu ne sembles pas à tes yeux disposé à toucher (une maîtresse) pendant longtemps --> et qu’il te semble que tu n’es pas disposé à en toucher avant longtemps / et qu’il ne te paraît pas bon d’en…,

Tunc animo signa, quaecumque in corpore menda est,

alors grave dans ton esprit tout ce qui dans le corps est défaut à toutes ses défectuosités physiques

Luminaque in uitiis illius usque tene.

et tiens sans discontinuer tes yeux fixés sur ses tares.

Forsitan haec aliquis (nam sunt quoque) parua uocabit,

On dira peut-être que ce sont de faibles remèdes (car ils le sont aussi),

[420] Sed, quae non prosunt singula, multa iuuant.

mais les ressources qui ne sont pas utiles séparément apportent de l’aide lorsqu’elles sont en grand nombre.

 

PROPOSITION n°1

Alexis BERNARDINO DUARTE

Ovide, Remèdes à l’amour (v. 411-420)

 

Au grand jour vois son sein, disgracieux au soleil,

Et quand l'esprit est las et le plaisir fini,

Que tu eusses voulu n’avoir touché pareil

Corps, souviens-toi toujours de son aspect terni.

De cet art le secours croît à chaque réveil.

 

        « Nous avons pris ici le parti, à partir de dix vers d'Ovide disposés en cinq distiques, de rendre cinq alexandrins français, puisque chaque mètre est perçu comme le plus noble dans sa langue. L'objectif est donc formel et vise aussi, dans la conversion systématique de deux vers en un, à relever le défi de faire sentir la densité et la concision du latin. Cela implique une concentration de sens extrême au sein de l'alexandrin et un bannissement de tout terme qui compterait plus de deux syllabes et pourrait compliquer une telle entreprise, hormis ici l'épithète « disgracieux » (v. 1). Par ailleurs, la poésie française appelle un ordre des mots qui doit être apte à fournir un sens intelligible, mais qui peut se faire plus libre en vers – a fortiori en latin –, comme le montre l'inversion du complément du nom « de cet art » (v. 5).

        D'un point de vue sémantique et prosodique, la leçon d'Ovide reste la même dans cette traduction : « l'esprit » (v. 2), par exemple, rend le latin « mente lassa » et s'enferme non seulement grammaticalement dans la proposition temporelle, mais aussi musicalement dans le milieu du premier hémistiche. C'est toujours dans le sillage de ce conseil donné à l'amant que le « [c]orps » (v. 4) vicié est rejeté, ici en tête de vers. Nous avons aussi tâché de faire en sorte que la série de liquides en R du dernier vers réponde aux liquides en L du deuxième : de là naît un principe de répétition plutôt modeste qui permet de rendre grâce à Ovide qui admet la petitesse des moyens qu'il offre (« forsitan haec aliquis […] parva vocabit ») mais en assure les bienfaits par le nombre (« multa juvant »). Nous avons pensé ce dernier vers, enfin, comme l'écho d'une morale de fable, avec une formulation universalisante, que signale l'usage du présent de vérité générale (« croît », v. 5) ou de l'adjectif indéfini « chaque ». Même si le poète s'adresse à l'homme pour en appeler à son attachement aux défauts du corps de la femme, et qu'une telle attitude paraît bien relever d'un sujet frivole, le poème d'Ovide n'en est pas moins didactique somme toute. »

 

PROPOSITION n°2

Antoine DEPIESSE

Tibulle, Élégies (I, 6, v. 1-20)

Élégie « réécrite »

 

Logé dans les yeux de mes chers amoureux,

Amour tire traits et virulentes passions

Me condamnant à un long plaisir sulfureux.

Est-ce là le seul gain de son éducation ?

 

Sucs, herbes et autres potions avalés,

L’ingrate, guérie de ses suçons, m’oublie

Et part de nouveau cavaler

Toute la nuit.

 

Ô Amour, je te remercie

De me guider dans mes folâtreries.

Tu fais taire portes et gonds

Pour me libérer de cet amour moribond.

 

Mari de la douce Délie,

Hélas, oui, surveille ton lit.

Ôtons-lui cette idée de dessiner.

Ôtons-lui son amour de folâtrer.

 

        « Dy luy que les amours ne se souspirent pas // D’un vers hautement grave, ains d’un beau stille bas, // Populaire et plaisant, ainsi qu’a fait Tibulle, // L’ingénieux Ovide, & le docte Catulle ; » (Nouvelle Continuation des Amours, 61, Pierre de Ronsard).

 

        « Réussir à traduire l’élégie à la manière d’un Ronsard ou d’un Scève : voilà quel était mon objectif. Mixer le « stille bas » avec la beauté des vers de Tibulle. Pour donner l’impression d’un « beau stille bas » j’ai choisi de donner une certaine liberté au rythme de mes vers. La parole de l’amant se convertit naturellement en vers : ainsi les changements rythmiques miment sa précipitation, ses peurs et sa plainte.

        1er quatrain : Pour ce quatrain en alexandrins, j’ai voulu annoncer le thème du poème mais surtout formuler le début d’une plainte adressée au dieu Amour, comme c’est le cas dans les élégies en général. La thématique est double. D’abord, il s’agit d’un poème sur la passion. J’ai joué sur la racine « patior » dans tout le quatrain en instaurant un rythme long (alexandrins), en appuyant sur des mots exprimant la durée (patience à “virulentes” ; “long plaisir” ; “logé” ; ou avec le rebond “amoureux / Amour”) et sur la passion même (entre douleur et amour : “condamnant” ; “sulfureux” + [r] dans le vers 2 & 3). Ce thème de la passion est d’autant plus visible par la reprise du topos de l’innamoramento (vers 1 et 2), où le regard de l’autre, soutenu par Amour, immobilise le “je” lyrique. Le second thème est celui de l’éducation intimement lié avec la passion (rime de vers 2 et 4). Le fait qu’éducation soit le dernier mot du quatrain permet de créer une véritable attente des méthodes que le poète donnera pour éduquer. Ce premier quatrain reprend donc le début de l’élégie de Tibulle tout en essayant de rester le plus proche possible de l’esthétique d’une plainte d’un poète à un Dieu.

        2ème quatrain : Ce deuxième quatrain est beaucoup plus fidèle au contenu de l’élégie de Tibulle. En effet, « Tum sucos herbasque dedi » est traduit en « Sucs, herbes et autres potions avalés » ; « quem facit impresso mutua dente venus » en « guérie de ses suçons ». J’ai perçu le fait que Délie utilise l’art du poète contre lui (« nunc premor arte mea, fingere nunc didicit causas, ut sola cubaret ») comme une certaine ingratitude, d’où ma traduction « L’ingrate [...] m’oublie ». J’ai aussi pensé qu’il serait intéressant d’appuyer sur les fuites nocturnes de Délie, sous-entendues dans le « quo posset ludere pacto custodes ». Pour mimer la fuite, j’ai brisé le rythme des alexandrins par un octosyllabe (vers 7) et un tétrasyllabe (vers 8). Ces deux derniers vers montrent surtout les conséquences de la passion de Délie et de son enseignement.

        3ème quatrain : Ce troisième quatrain est très intéressant car il nous invite à relire le poème sous un nouvel angle. Pourquoi ? Parce que le “je” est ici ambigu. On peut certes considérer que le “je” est celui du poète, mais aussi celui de Délie. En relisant tout le poète, vous vous rendrez compte que les quatrains 1 et 3 reposent sur cette ambiguïté, ce qui permet d’introduire un double dialogue avec Amour dans le poème. J’ai inséré cet effet pour répondre à une caractéristique présente dans de nombreux poèmes de la Renaissance : le dialogisme (cf. Nathalie Dauvois). Pour le contenu de la traduction, j’ai choisi de traduire « ludere » en « folâtreries » et essayé au maximum de transposer l’anecdote de la porte, en accordant la réussite à l’alliance Délie / Amour. L’alliance permet à Délie de fuir un amour sans plaisir (“moribond”). La rime « Gonds » // « Moribond » permet de montrer l’opposition entre la fuite excitante et l’amour avec son mari, sans saveur.

        Pour le dernier quatrain, j’ai essayé d’afficher l’alliance du mari et du poète pour contrôler Délie dans ses fuites nocturnes, d’où le “nous” (« Ôtons-lui » / « Ôtons-lui » à pour le Neu/Neu). J’ai aussi essayé d’insérer le nom de Délie en filigrane dans le texte : « Cette idée» (verlan de Délie). On avait ce même procédé dans l’élégie de Tibulle où Delia se retrouve dans “illa” ou dans le “dedi”. »

 

PROPOSITION n°3

Lucas KNOX

Tibulle, Élégies (I, 6, v. 1-20)

 

Hier encor j’étais le maître en personne,

Moi qui dissimulais notre Aphrodite aux mois.

Ores Délie me file entre les doigts ;

Elle soumet les déboires quand minuit sonne.

Elle prétend vouloir dormir par elle-même

Afin de rencontrer un Adonis.

La porte ne grince plus avant que ses vices

Ne sévissent et qu’à ceux qui l’aiment,

Amour ne montre son indifférence.

Car Esculape nous cache sa décadence ;

Le rouge des lèvres par lui est effacé.

Prends garde qu’Amour ne se soit manifesté

Quand donc tu n’es pas la seule présence !

Ores mets ta foi en moi, ô mari trompé,

Pour que tu puisses laisser ton insouciance.

 

« Hier :

pas de diérèse.

J’étais le maître en personne :

Le fait d’être le maître « en personne » permet d’induire l’idée que les stratégies de dissimulation sont assez générales – ce qui explique pourquoi l’élève dépasse le maître. Cela amène la possibilité que la punition ne soit pas imméritée, que le poète a une assez grande idée de lui-même.

Aphrodite :

L’Aphrodite introduit le fait récurrent que des idées soient désignées par le dieu qui leur est associé. Ici, Aphrodite est l’image de l’amour charnel, et l’image féminine associe la déesse à Délie – les deux trompant leur mari avec un autre (Aphrodite avec Arès alors qu’elle est mariée à Héphaïstos).

Mois :

Les mois indiquent la durée : c’est un jeu qui a duré sur le temps.

Ores Délie me file entre les doigts :

Une image qui marche plus en français qu’en latin : Délie qui rappelle le verbe « délier » et le verbe filer qui rappelle le « fil ». Les sonorités en I etlaissent aussi entendre l’échappement. Le fil peut faire penser aussi à une araignée (Délie serait toxique pour ceux qui la rencontrent, une image que pourrait vouloir signifier le poète) ou une marionnette (renforcée par les doigts, ce qui laisse entendre qu’en plus d’être un maître, le poète était un marionnettiste et un manipulateur). Et les doigts évoquent le fait que le poète a perdu le contrôle : celle qu’il aime se sert de ses techniques pour lui échapper.

soumet les déboires quand minuit sonne :

Délie, par son contrôle sur ses aventures, influence aussi les sentiments des hommes pris dans son jeu (une sorte d’hypallage, si vous voulez). Minuit est utilisée pour annoncer le secret des aventures – escapades nocturnes.

Elle prétend vouloir dormir par elle-même :

Le son [r] n’apparaît pas dans les pronoms rapportés à Délie (indice qui indique qu’elle ne dort pas réellement ?). Il évoquerait alors aussi – en suggérant un mouvement régulier – la nuit d’ébats amoureux (le lit).

Adonis :

Une image en somme évidente comme celle d’Aphrodite qui a été utilisée peu avant : Adonis était son amant. Mais ici, l’image est renversée car c’est Aphrodite qui échappe aux Adonis.

grince plus avant que ses vices / Ne sévissent :

Allitérations en [r] et répétition du son [is] qui évoquent une porte qui grince. Image rendue encore plus désagréable par le rejet qui brise le flux de la phrase – pourtant, vu le contexte, le poète serait content qu’elle grince, et le poème la fait donc grincer par les sonorités du langage.

Amour ne montre son indifférence :

Amour est introduit comme une force qui joue contre le poète. Mais comme c’est Délie qui mène la danse, l’indifférence est montrée aux hommes qui aiment Délie.

Car Esculape nous cache sa décadence :

C’est la première fois qu’un interlocuteur est énoncé. Cette utilisation de la première personne du pluriel – qui englobe donc plusieurs personnes, dont désormais le poète – généralise l’effet dissimulateur de la médecine (Esculape).

Le rouge des lèvres :

L’image du rouge des lèvres fait penser au rouge à lèvres. Mais l’image d’Esculape révèle qu’il s’agit en réalité de suçons, et donc d’une subversion qui clarifie la nature de ses aventures.

Prends garde qu’Amour ne se soit manifesté :

Injonction qui indique que le poète désire avant tout reprendre le contrôle qu’il a perdu.

Amour est une force qui joue contre le poète. Cette manifestation se fait par des gestes discrets dans le poème originel ; ici, la manière dont il se manifeste reste plus ambiguë (car si le poète apparaît plus manipulateur, Délie aussi est duplice).

tu n’es pas la seule présence :

Tout se passe comme si le poète imputait l’indépendance nouvelle de Délie à une imprudence de la part des hommes.

mets ta foi en moi :

Le mari trompé est interpellé par le poète qui lui demande sa confiance. Une demande de collaboration contre la femme trompeuse.

ô mari trompé :

Un vocatif excessif pour un personnage comme un mari trompé. Le poète se fait plus maître de la parole que véritable acteur – pour rappel, il est ici plutôt manipulateur.

ton insouciance :

Ici, c’est un reproche. Le poète n’admet jamais sa faute, il la rejette essentiellement sur les autres, alors qu’il a aussi sa part de responsabilité. »

 

PROPOSITION n°4

Tibulle, Élégies (I, 6, v. 1-20)

 

Tu m’offres, pour me plaire, un regard bleu d’azur,

Amour ! Mais aussitôt le voici triste et dur.

 

Et pourquoi me poursuivre de ta cruauté ?

Quelle gloire y a-t-il à prendre dans ses rets,

 

Pour un dieu de ta trempe, un malheureux humain ?

Car ce sont des filets qui cernent mon chemin !

 

Déjà Délie, furtive, embrasse un étranger

Dans la nuit silencieuse entre ses bras rusés.

 

Elle nie tant et tant… Mais quoi ! peut-on s’y fier

Quand, à propos de moi, elle a toujours nié

 

À son mari ? Hélas, c’est moi qui lui appris

À tromper les gardiens ! A présent je suis pris

 

Dans l’étau qu’a forgé ma propre habileté.

Elle sait maintenant quel mensonge inventer

 

Pour pouvoir dormir seule ; ou comment sans grincer

La porte sur ses gonds se laisse entrebâiller.

 

C’est par moi qu’elle obtint les sucs et les potions

Qui chassent de la peau la marque d’un suçon.

 

Mais toi, mari léger d’une femme sans foi,

Pour l’éloigner du mal, eh bien, surveille-moi !

 

Prends garde qu’autour d’elle un essaim de garçons

Ne s’en aille étirer les conversations,

 

Et qu’un pli de sa robe à son sein relâchée,

Ne découvre sa peau quand elle est allongée.

 

Prends garde aux signes trompeurs, et prends garde enfin

Que son doigt, au repas, tirant un trait de vin,

 

Ne trace sur la table un alphabet secret…

 

Ovide, Remèdes à l’amour (v. 411-420)

 

Alors, je te l’ordonne, ouvre grand les fenêtres ;

Et toute la laideur que le jour fait paraître,

 

Note-la. Dès que le plaisir est au Ponant,

Dès que l’âme est bien lasse auprès du corps gisant,

 

Dès que vient l’amertume et lorsque tu voudrais

N’avoir jamais touché le moindre corps aimé

 

Ni n’avoir à le faire avant plusieurs hivers,

Alors, oui, grave en toi ce qui est de travers

 

Et fixe ton regard sur chaque imperfection

De la chair. « Quels petits remèdes ! » dira-t-on…

 

Ah, certes, mais ils sont comme certains qu’on vend :

En détail, sans effet, mais en gros, très puissants !