Crésus le Lydien : réflexions sur le pouvoir dans la prose d'Hérodote (2/2)



Une contribution au projet "Textes, Langues & Langages"
 
(Axes 1 et 2 : "Le pouvoir" et "La prose" - 2021-22)
 
Par Simon Bouriat Hardouin, Lya Cheviot, Elma Dulon, Manon Furet, Malice Dresin, Lucas Knox, Dorian Risse, Amandine Mémery
(Hellénistes de khâgne)
 
    Ce travail prend appui sur le texte d'Hérodote "Crésus le Lydien", disponible ici.
 
1. L'écriture d'Hérodote, entre mythe et histoire
Par Simon Bouriat Hardouin
 
    Si les Anciens considéraient Hérodote comme le « Père de l'histoire », selon l'expression forgée par Cicéron, les historiens modernes voient volontiers un précurseur en la personne de Thucydide. Celui-ci est en effet perçu comme un auteur à l'esprit méthodique qui cherche à analyser les causes des dynamiques à l’œuvre dans l'histoire humaine et qui conçoit son propre travail comme un contrepoint à ce qu'il désigne comme le mythôdês, le récit historique d'aspect mythique, agréable à entendre et dont il accuse implicitement l’œuvre d’Hérodote de faire preuve. Hérodote a ainsi été relativement déprécié au sein de l'historiographie, accusé de fantaisie, de naïveté ou au mieux d'écrire une histoire à vocation plus édifiante que scientifique... Cette réputation tient en grande partie au fait qu'en tant que précurseur de l'histoire, Hérodote écrit à une époque où la discipline historique n'est pas encore formalisée ; ce qu'il nomme historia, ou plutôt historiè désigne une enquête ou une recherche portant sur de multiples savoirs, tandis que son écriture, fortement littéraire, ne perd pas de vue le profit moral, religieux ou politique que pourraient en tirer les lecteurs. Son œuvre, qu'il présente comme une exposition publique de ses recherches (historiês apodexis), a ainsi pour fil directeur le récit de l'expansion de l'Empire perse, dans lequel sont inclus les comptes-rendus de ses voyages dans le monde connu, l’oikouménè, et les observations ethnologiques et géographiques qu'il en rapporte. L'extrait qui nous intéresse prend place à l'initiale des Histoires, car il relate la vie et l’œuvre du premier Barbare à avoir soumis des Grecs : il s'agit de Crésus, riche souverain d'Asie Mineure au VIe siècle, dont la destinée fut fortement contrariée à cause des fautes de son aïeul...
 
Une histoire et rigoureuse et critique...
 
    Si l'histoire d'Hérodote n'applique pas à proprement parler de méthode, on peut néanmoins remarquer le souci de rigueur et d'exactitude qui caractérise l'historien dans son rapport à ses sources, qui consistent généralement en une information directe qu'il a vue de ses yeux ou entendue de la part des acteurs eux-mêmes. En effet, lorsque l'histoire qu'on lui rapporte paraît suspecte ou teintée de merveilleux, il précise où il l'a entendue et de la bouche de qui, sans la prendre pour argent comptant ; ainsi, l'histoire d'Arion de Méthymne, citharède qui aurait été sauvé de la noyade par un dauphin, n'est pas racontée comme un fait réel mais bien comme un discours entendu auprès des Corinthiens et des Lesbiens, ce qui semble démentir les accusations de naïveté portées contre Hérodote quant au matériau merveilleux. De plus, l'historien ne saurait être soupçonné d'arbitraire lors de la sélection de ses sources, puisque lorsque plusieurs versions concurrentes et aussi crédibles l'une que l'autre se présentent à lui, il n'hésite pas à les présenter comme telles sans trancher : lorsqu'un sage  vient conseiller Crésus pour qu'il ne livre pas bataille contre les insulaires, il s'agirait de « Bias de Priène [...], selon les uns, ou Pittacos de Mitylène, selon les autres » ; de même, au moment d'expliquer  pourquoi le cratère offert par les Spartiates n'est pas arrivé à Crésus, l'auteur rapporte les deux versions qu'il a entendues, bien qu'elles sembles toutes deux biaisées en faveur du peuple qui la raconte, puisque le présent aurait été pillé par les Samiens selon les Spartiates, et vendu par les Spartiates à Samos selon les Samiens... Il est à noter, enfin, que l'historien met en doute ses sources lorsqu'elles lui semblent invraisemblables ou suspectes, faisant ainsi preuve d'une approche rationnelle et critique comme le montrent ses doutes concernant la seconde version qui explique le détournement du fleuve Halys : « D'autres vont jusqu'à dire que l'ancien lit fut mis à sec, mais je n'admets pas cette version ; car, comment les Lydiens, en faisant route en sens inverse, auraient-ils traversé le fleuve ? »
    De plus, si l'histoire d'Hérodote privilégie l'anecdote et les relations personnelles à l'analyse des causes des événements, il faut noter qu'il s'attache à rechercher l'origine humaine des choses indépendamment de l'explication divine ou mythique : la question de la primauté ou de l'invention est ainsi un des objets de l'enquête de l'historien, qui s'intéresse à Crésus en tant que premier Barbare à soumettre des Grecs, à Gygès, le premier Barbare à avoir fait des offrandes à Delphes, ou aux origines de la civilisation matérielle lorsqu'il mentionne que les Lydiens furent les premiers à battre monnaie et à inventer des jeux. De plus, bien que ce ne soit pas l'objet même de son discours, l'historien perçoit les grandes dynamiques qui font l'histoire bien plus que les hommes, lorsqu'il explique que Crésus attaqua le premier par crainte de l'essor de la puissance perse. Toutefois, l'exactitude et la rigueur des généalogies qu'il propose, et qui l'établissent en filiation avec son prédécesseur Hécatée de Milet, remontent jusqu'au mythe, les Héraclides descendant selon lui d'Héraclès...
 
… en filiation avec le mythe....
 
    Il semble réducteur de présenter l'histoire d'Hérodote comme une succession d'anecdotes, puisque dans son récit, la présence du divin et du destin comme moteurs de l'histoire se fait bien souvent sentir. Le destin de la dynastie des Mermnades est ainsi scellé par l’« hamartia », la faute originelle et héréditaire de Gygès, l'usurpateur du trône des Héraclides ; ainsi, lorsque la Pythie le désigne comme roi, elle ajoute « que la vengeance viendra pour les Héraclides sur le cinquième descendant de Gygès »... Aussi, la généalogie historique suit le fil d'une vengeance divine qui caractérise le monde archaïque où le fils paie pour les fautes de son ancêtre, ce qui est clairement signifié lorsque Crésus, vaincu par les Perses, considère qu'il plaisait à un dieu qu'il en soit ainsi, la Pythie ajoutant qu'il «a expié la faute de son cinquième ascendant ».
    Cette téléologie qui veut que le destin du mortel obéisse à la volonté du dieu se réalise par le truchement d'un oracle ambigu, qui trompe les mortels par le biais d'un message favorisant l'équivoque. Le quiproquo est ainsi un motif récurrent lors de l'interprétation des oracles, comme lorsque Crésus demande à la Pythie qui s'adjoindre pour allié dans sa guerre contre les Perses, et que celle-ci lui répond qu'il « détruira un grand empire », sans préciser qu'il s'agit de son propre royaume, et ce s'il s'allie aux plus puissants des Grecs ; mais les Spartiates, occupés à guerroyer pour devenir les plus puissants, ne peuvent répondre à son appel à l'aide en temps voulu...  De même, lorsqu'il demande si sa monarchie durera longtemps, la Pythie lui répond qu'elle prendra fin « quand un mulet deviendra roi des Mèdes », laissant Crésus comprendre qu'elle ne finira jamais, sans préciser qu'il s'agit d'une métaphore qui désigne l'avènement de Cyrus, fils d'un père perse et d'une mère mède... Aussi la Pythie nomme-t-elle Apollon « Loxias », « l'oblique », tandis que Crésus se demande si le dieu des Grecs a l'habitude de tromper les hommes !
    Ainsi, nul n'échappe au destin fixé par Apollon, et les héros qui cherchent à le fuir le réalisent à leurs dépens, selon le principe de l'ironie tragique. Les dieux interviennent ainsi pour signifier aux mortels quel sera leur sort : le songe de Crésus, « qui lui révéla la vérité des maux à venir concernant son fils, [qui] mourrait blessé d'une pointe de fer », se réalise lorsque son hôte Adraste manque le sanglier et tue Atys. L'homme devient ainsi l'instrument de la volonté des dieux, comme l'exprime Crésus lorsqu'il dit au meurtrier de son fils : « Ce n'est pas toi[...] sinon pour l'avoir accompli involontairement, mais un dieu sans doute, qui m'avait depuis longtemps signifié ce qui devait advenir » ; les oracles, indices et visions sont autant de signes envoyés par les dieux, qu'il est vain de chercher à éviter. Le monde se trouve ainsi peuplé de symboles envoyés par les dieux, qui se caractérisent par la présence de l'irrationnel, comme les ossements d'Oreste qui seraient la source de la puissance spartiate, ou d'indices annonciateurs de l'avenir comme le fait que peu de temps avant la bataille qui oppose Crésus à Cyrus, les rues se remplissent de serpents que viennent manger les chevaux, symbole qu'une armée étrangère viendra attaquer la population autochtone. Le monde d'Hérodote est, au fond, très proche de celui de Sophocle, peuplé de signes divins qu'il incombe aux hommes d'interpréter correctement, et l'ironie de l'histoire s'apparente à une ironie tragique qui sanctionne le mortel pour avoir voulu échapper à sa destinée et outrepasser son rôle...
 
… et dotée d'une écriture très littéraire à vocation morale
 
    En effet, l'histoire n'est pas seulement rythmée par l'arbitraire divin mais aussi par des personnages qui possèdent une part de libre arbitre, et peuvent décider de leur sort en fonction de leur conduite. Il y a chez Hérodote une morale de l'Histoire, des enseignements à tirer de la conduite de Crésus, de sa démesure (son « hubris ») qui lui a valu de subir « un grand châtiment d'origine divine [...], probablement parce qu'il s'était considéré comme le plus fortuné de tous les hommes ». Hérodote n'écrit donc pas seulement comme un historien, mais comme un auteur qui cherche à illustrer un certain nombre de valeurs morales à travers ses personnages ; ainsi, le « sage Sandanis », présenté comme tel par Hérodote, possède une forme d'autorité morale sur l'imprudent Crésus lorsqu'il lui conseille de ne pas s'en prendre aux Perses, peuple pauvre et frugal qui s'attacherait aux biens des Lydiens en cas de victoire, et illustre les vertus de mesure et de prudence. De plus, la piété de Crésus est récompensée lorsqu'il est sauvé de son bûcher en invoquant Apollon, qui remplace « le ciel pur et tranquille [par] une assemblée de nuages ». Enfin, la rencontre de Crésus avec Solon d'Athènes a vocation à délivrer un enseignement d'humilité face au hasard du destin, d'autant plus que les deux hommes n'ont pas vécu à la même époque et n'ont donc pas pu se rencontrer : il s'agit vraisemblablement d'un apologue inventé par Hérodote, d'une anecdote philosophique à vocation édifiante illustrant la morale archaïque qui veut qu'« à beaucoup d'hommes, le dieu [ait] montré la fortune, avant de les renverser  jusqu'à la racine ». Au-delà de ces anecdotes morales enchâssées dans le récit principal, le déroulement global de l'intrigue est lui aussi porteur d'un enseignement moral qu'illustre le cheminement de Crésus, d'un refus initial d'écouter le sage (« Solon ne fit guère plaisir à Crésus qui, sans tenir aucun compte de son discours, le renvoya ») vers une défaite militaire suite à laquelle il se convertit à la sagesse et reconnaît la justesse de la morale de Solon. La partie finale, dans laquelle la Pythie lui donne les clés d'interprétation des différents oracles et lui reproche sa démesure, sert ainsi de conclusion morale à l'histoire.
    Le récit d'Hérodote s'appuie également sur un matériau épique, et reprend ainsi la dualité propre à l'épopée qui oppose « dolos », la ruse, et « bia », la violence. À plusieurs reprises, le rôle de la ruse est ainsi récompensé dans le récit d'Hérodote, que ce soit pour prendre et conserver le pouvoir politique - comme l'illustrent les fameuses ruses de Pisistrate ou le conseil de Crésus à Cyrus au sujet des pillards, lorsqu'il lui prescrit de réquisitionner les richesses à titre d'offrandes à Zeus, pour que ses hommes l'acceptent - ou pour obtenir une victoire dans un contexte militaire. À la guerre, l'astuce l'emporte ainsi sur la force, lorsque Crésus renonce à livrer bataille contre les insulaires, qui attaqueraient pendant la construction de sa flotte, ou lorsque les chameaux de Cyrus, mis en première ligne sur les conseils du Mède Harpage, mettent en déroute les chevaux lydiens qui en ont peur. L'histoire est ainsi mobilisée pour illustrer une morale commune au monde de l'épopée, selon laquelle la victoire est du côté d'Ulysse.
    Enfin, l'historien s'appuie sur un talent de conteur qui mobilise de nombreuses ressources littéraires et narratives devenues peu courantes chez les historiens modernes. La narration fonctionne souvent par prolepses, lorsque l'historien laisse entendre qu'« il fallait qu'il arrivât malheur à Candaule », ou suggère un avenir tragique en décrivant Gygès « redoutant qu'il ne lui advînt de là quelque malheur », ce qui crée un effet de suspense tout comme une mécanique implacable dont seront victimes les personnages. De plus, Hérodote utilise à plusieurs reprises le procédé narratif de répétition de scènes parallèles, qui constitue un autre moyen de mettre en scène la fatalité, par exemple lorsque Gygès utilise le même stratagème pour voir la femme de Candaule nue et le tuer, ou lorsque les Spartiates, trompés par un oracle équivoque, deviennent esclaves des Tégéates qu'ils pensaient conquérir, ce qui semble une lointaine répétition du destin de Crésus. Enfin, la dimension circulaire du récit de Gygès et Candaule, dans lequel le comploteur est piégé à son tour, a pour effet de suggérer l'action vengeresse des dieux qui distribuent leurs punitions dans le monde des mortels.
 
Grecs et Barbares
 
    La question des relations entre les Grecs et le reste du monde est centrale dans l’œuvre d'Hérodote, puisqu'il prétend au départ écrire une histoire des grandeurs respectives des Grecs et des Barbares et des causes de leur conflit, et commence par Crésus car il fut le premier à faire du tort aux Grecs. On peut tout d'abord remarquer la curiosité ethnologique d'Hérodote, qui s'intéresse à la variété des peuples et n'hésite pas à pointer la relativité des coutumes, par exemple lorsqu'il constate une différence avec les mœurs grecques chez les Lydiens où l'on a honte de paraître nu mais où l'on prostitue les jeunes filles. Toutefois, ces études portent sur la Lydie, une marge du monde grec qui constitue culturellement parlant une zone de flou, de cohabitations et de syncrétismes à plusieurs égards : Crésus est en effet un roi barbare à la tête d'un royaume multinational dont les Grecs ne sont qu'une composante. Certains rites religieux sont communs, comme la purification qui « chez les Lydiens est à peu près semblable à celle des Grecs », tandis que Crésus en appelle à plusieurs dieux lorsqu'il dépêche des messagers auprès des « oracles des Grecs et de Libye », chez Ammon. On peut néanmoins douter de l'objectivité de l'historien : s'agit-il d'une région où s'opère un réel syncrétisme, ou faut-il y voir une marque d'ethnocentrisme de la part d'Hérodote, qui projetterait des réalités culturelles grecques chez des peuples où cela ne fait pas sens ? On ne peut répondre en bloc à cette interrogation tant la diversité des cas est grande : Hérodote donne peut-être des noms grecs à des dieux similaires, mais il semble peu probable que les Perses fassent des offrandes à Zeus comme le conseille Crésus à Cyrus ; la prudence du lecteur doit donc être de mise.
    De plus, l'histoire des relations diplomatiques et militaires montrent que la Lydie est un pays inclus dans un monde méditerranéen plus vaste, qui possède un ensemble de normes et de modes de relations communes. L'alliance est ainsi un motif récurrent des relations entre Grecs et Barbares, comme le montre le traité d'alliance et d'hospitalité que concluent les Lydiens avec les Spartiates, les Babyloniens, les Égyptiens, qui se scelle en échange d'un cratère de bronze selon une anthropologie du don et du contre-don. De même, le motif de l'hospitalité semble unifier ce monde des palais qui fonctionne selon des usages communs, comme lorsque Crésus offre l'hospitalité à Adraste en lui disant : « tu ne manqueras d'aucune chose en restant chez nous », ce qui crée une obligation réciproque. Néanmoins, à l'issue de cette histoire où s'entremêlent des puissances antagonistes et alliées, « les Lydiens se trouv[ent] sous la servitude des Perses », eux qui dominaient au début du récit les Grecs d'Asie Mineure : peut-être peut-on y voir une mise en avant de la dimension cyclique de l'histoire qui, par-delà la variété des cultures et des coutumes, n'est autre qu'un éternel recommencement...
 
    À cheval entre le mythe et l'histoire, la littérature à vocation morale et l'histoire avec son ambition de connaissance, le récit d'Hérodote se situe également à la charnière des époques archaïque et classique, entre la fatalité de la destinée choisie par les dieux et la morale qui, s'adressant à la rationalité humaine, peut aider l'homme dans sa quête du mieux vivre.
    Ce voyage à travers l'écriture d'Hérodote, qui illustre la façon antique d'écrire l'histoire, peut néanmoins apporter aux modernes que nous sommes : l'idée qu'il y a des leçons à tirer de l'histoire n'est peut-être pas si absurde étant donné l'universalité qui unit l'humaine nature, selon laquelle les mêmes causes doivent produire les mêmes effets. Peut-être les souverains du monde moderne pourraient-ils faire leur miel de l'histoire de ce roi qui, intoxiqué par un oracle qui flatte ses désirs de conquête, s'élance dans une guerre qui provoque la ruine de sa propre nation...
 
2. Manipulation, trahison et morale : comment prendre le pouvoir dans Crésus le Lydien ? - La faute originelle de Gygès
Par Lya Cheviot et Elma Dulon
 
    Eve en mangeant le fruit de la connaissance trahit le souhait de Dieu et l’entièreté de son sexe puisque pour la punir d’avoir désobéi il condamne les femmes à enfanter dans la douleur. De la même manière, on peut retrouver dans « Crésus le Lydien », le premier grand récit de l’œuvre d’Hérodote, une faute originelle commise par Gygès qui affecte sa descendance. Ce personnage ne paie pas pour ses crimes mais c'est son descendant, Crésus, qui va subir une sorte de « dette ». En effet, Gygès, en plus de trahir son maître en le tuant, semble trahir la morale qui voudrait qu'il lui soit loyal. De plus, par la prophétie il savait que ses actes allaient avoir un impact sur ses propres descendants, et pourtant nous n'observons pas de rédemption chez ce personnage qui aurait pu chercher à réparer ses erreurs. En ce sens, on peut dire qu'il trahit aussi sa propre famille en lui assurant une vie funeste. Et c'est pourquoi Crésus paie pour les crimes de son ancêtre comme s'il y avait une dette morale qui s'était transmise de génération en génération… Ainsi le topos de la trahison parcourt tout le texte. A travers l’histoire de Crésus, nous pourrons nous concentrer sur plusieurs micro-lectures de la trahison qui sont perpétrées par lui ou contre lui. Un schéma similaire peut être constaté parmi ces histoires, puisqu’à l’origine de la trahison il y a la manipulation qui va à l’encontre de la morale et les personnages se retrouvent à transgresser la coutume, d’où de lourdes conséquences telles que la dette morale. 
    Dans son œuvre Les Politiques, Aristote explique en quoi l’homme est un animal politique, qui grâce à sa possession du logos peut discerner le bon du mauvais. Il affirme en ce sens que l’homme est fait pour répondre aux lois, de sorte que les lois sont au-dessus de l’homme, de la cité, et que nous sommes obligés d’y répondre : de la même manière, il y a dans le texte d’Hérodote une supériorité de la morale qui vient punir les personnages allant à l’encontre de ses coutumes.
 
La manipulation comme abus de pouvoir…
 
    La manipulation est considérée comme un acte péjoratif et pervers car elle s’appuie en partie sur les émotions, les faiblesses d’autrui, un des outils principaux de la manipulation est la rhétorique et on retrouve généralement un système de « punition » et de « récompense ». Cette mécanique de la manipulation, nous pouvons la retrouver dès les premières pages du texte, puisqu’elle est à l’origine de la faute originelle. En effet, Gygès serviteur de Candaule se trouve contraint de désobéir à la coutume lorsque son maître l’oblige à voir sa femme nue. Candaule, égoïste et orgueilleux veut prouver à Gygès qu’il est marié à la plus belle femme et il met donc en place un stratagème afin que Gygès puisse observer sa femme nue sans qu’elle s’en aperçoive. La première réaction de Gygès est de protester car cet acte serait contraire à la morale : « Maître, quel discours malsain tiens-tu, en m’invitant — la maîtresse qui est la mienne, à la contempler nue ? ». Dans les paroles de Gygès, il est possible d’observer deux choses. Tout d’abord, il faut constater la hiérarchie instaurée entre les personnages, Gygès nomme Candaule son « maître » et la femme de celui-ci sa « maîtresse », et plus haut dans le texte nous savons que Gygès tient un rôle de porte-lance. Un rapport de force est donc visible, nous savons qui possède le pouvoir. Dans un second temps, Gygès affirme qu’une telle action serait malsaine, il est conscient que ce que lui demande son maître est contraire à la coutume, que c’est mal. Ainsi, on note l’importance de la morale puisque Gygès est prêt à contredire son maître dans un premier temps, dans l’optique de ne pas se détourner des coutumes. Par la suite dans le texte c’est la femme de Candaule qui veut user de la manipulation, une fois de plus avec l’aide de Gygès. On souligne ici le rapport de force entre les maîtres et Gygès car Hérodote écrit que ce dernier « ne pouvait pas s’esquiver » ou encore qu’il « supplia » la femme de Candaule de ne pas l’obliger à trahir son maître. La manipulation apparaît ici comme un abus de pouvoir car Candaule et sa femme se servent de Gygès pour arriver à leurs fins, sachant qu’il ne pourra pas refuser. 
    On est alors amené à observer la manière dont Candaule et sa femme parviennent à manipuler Gygès par la rhétorique. Comme nous l’avons mentionné plus haut, la manipulation se construit autour de techniques de persuasion et de prise de contrôle de l’esprit. Le discours de Candaule peut être analysé à partir de cette phrase : « Rassure-toi, Gygès, et n’aie pas peur — ni de moi, si tu penses que je tiens ce discours pour te mettre à l’épreuve, ni de ma femme, si tu crains qu’il ne t’arrive quelque dommage d’elle… Car je règlerai tout le stratagème de telle sorte qu’elle ne s’aperçoive même pas qu’elle a été vue de toi ». Ici, Candaule essaie d’instaurer une relation de confiance entre lui et Gygès en lui affirmant qu’il ne risque rien. Candaule tente de persuader Gygès en jouant avec ses sentiments et ses émotions : « rassure-toi », « n’aie pas peur ». La femme de Candaule aussi utilise la rhétorique, nous pouvons prendre comme support analytique cette réplique : « A présent que deux routes s’offrent à toi, Gygès, je te donne le choix de prendre celle que tu préfères : soit tu tues Candaule et tu me possèdes, moi et la royauté des Lydiens, soit il te faut mourir toi-même sur-le-champ ». Elle manipule Gygès en lui donnant le choix entre deux possibilités afin qu’il ait l’impression de garder un certain contrôle sur la situation. De plus, en disant : « je te donne le choix », elle adopte à la fois la posture de celle qui offre une échappatoire à Gygès et en même temps la posture de la maîtresse qui impose ses choix. 
    La manipulation dans le texte d’Hérodote est donc avant tout un abus de pouvoir car Candaule et sa femme exercent une certaine pression sur Gygès et le condamnent à un avenir auquel il n’était pas destiné au début. La manipulation pousse les personnages à commettre des actes contraires à la morale et ainsi à devenir, comme nous le verrons ci-dessous, mauvais. Une remarque peut être faite en ce qui concerne la transmission du pouvoir : en effet le pouvoir se transmet verticalement, cependant lorsqu'il y a manipulation et trahison, la transmission du pouvoir est perturbée et se fait horizontalement.
 
… qui mène à la trahison des valeurs et des pairs des personnages…
 
    Nous avons évoqué plus haut le fait qu’il y a dans le texte un schéma similaire à chaque fois qu’il est question de manipulation. En effet, dans tous les cas, la manipulation entraîne la trahison, qui débouche finalement sur de lourdes conséquences. Nous aborderons ici la notion de trahison. La trahison peut être définie comme un moment de rupture à un engagement donné. Dans le texte d’Hérodote, les personnages se trahissent entre eux mais transgressent également les coutumes — νόμοι — qui régissent leur vie. Le passage de la visite d’Adraste chez Crésus peut être intéressant ici afin d’éclairer nos propos. En effet, dans cet épisode de l’œuvre, Crésus offre l’hospitalité à Adraste et le purifie. Il lui demande également de protéger son fils lors de leur sortie à la chasse en compensation de ce qu’il lui a offert. Seulement, Adraste procède à la trahison ultime en tuant involontairement le fils de Crésus de sa lance et non le sanglier : « Crésus, bouleversé par la mort de son enfant, s’indigna d’autant plus vivement que le meurtrier était l’homme qu’il avait lui-même purifié d’un meurtre... ». Ainsi, la trahison à la suite d’une manipulation peut prendre plusieurs formes. Nous avons vu que Gygès, une fois qu’il est manipulé, trahit dans un premier temps sa maîtresse puis dans un second temps Candaule. Dans l’histoire d’Adraste la trahison est différente puisqu’elle découle de la manipulation que Gygès a subie. En effet, à la suite de sa double trahison, une prophétie a été formulée selon laquelle sa descendance est condamnée à un mauvais sort. Crésus est le descendant de Gygès, ainsi la manipulation vécue par ce dernier entraîne la trahison d’Adraste envers Crésus. De ce fait nous pouvons dire qu’il y a dans un premier temps une trahison des personnages entre eux. Dans un second temps, il y a la transgression des coutumes par les personnages. Dans le texte, dès le début nous comprenons que les coutumes sont ce qui régit la vie des personnages. On note qu’en grec les « coutumes » peuvent être traduites par νόμοι que l’on utilise également pour traduire « lois ». Nous pouvons relever la formule à plusieurs reprises, par exemple Gygès dit : « je te prie de ne pas me demander d’actes contraires à la coutume. ». Lorsqu’ils transgressent la morale, les personnages subissent des punitions et des châtiments. Cela rejoint l’axe de français sur laquelle les élèves de khâgne ont dû travailler cette année : littérature et morale. En effet, la littérature est un moyen de transmettre la morale, de faire part aux lecteurs des conséquences possibles lors de la transgression de celle-ci en suivant l’histoire des personnages. 
 
    Nous pouvons également mentionner la trahison des dieux perçue par Crésus. En effet, on nous informe dans le texte que Crésus fait de nombreuses offrandes aux dieux afin de leur être favorable. Seulement, il n’atteint pas son but puisqu’il lui arrive de mauvaises choses. Il voit cela comme une trahison des dieux : « Maître, tu me feras la plus grande faveur en me laissant envoyer ces chaînes au dieu des Grecs, que j’ai honoré entre tous les dieux, et lui demander s’il a pour coutume de tromper ceux qui le traitent bien ! ». Mais il se trouve qu’Hérodote a mis le lecteur dans la confidence et l’on sait que les dieux ne sont pas favorables à Crésus à cause de la faute originelle de son ancêtre Gygès. Ce point nous permet d’amorcer le suivant, à savoir que ce qui plane autour des personnages et ce qui leur arrive est inévitable : « Après le départ de Solon, un grand châtiment d’origine divine s’empara de Crésus, probablement parce qu’il s’était considéré comme le plus fortuné de tous les hommes. » L’adjectif « grand » annonce que le pire reste à venir pour Crésus. 
 
… des personnages qui subissent des conséquences lourdes
 
    Après un acte de manipulation et de trahison, il semble inévitable pour les personnages de subir de lourdes conséquences ; Gygès avec ses erreurs a condamné sa descendance à payer une sorte de dette morale pour lui. Cela peut apparaître injuste dans la mesure où ce n’est pas lui qui paie directement pour ses crimes. Comme nous l’avons vu plus haut, malgré les offrandes de Crésus les dieux ne peuvent lui être favorables car il paie la dette morale de son ancêtre et cela est inévitable ; les paroles de la Pythie sont les suivantes : « Le destin fixé, il est impossible d’y échapper, même pour un dieu. Crésus a expié la faute de son cinquième ascendant […] ». Il y a un autre indice dans le texte qui nous informe que Crésus ne peut échapper à ce qui lui arrive : il faut se concentrer sur le nom d’Adraste, dont le nom en grec peut prendre deux sens. Le premier sens que l’on peut lui attribuer est celui de « l’inévitable » ; le second, « qui ne peut échapper à son sort ». Ainsi, Adraste porte la marque de la tragédie de Crésus. On peut illustrer cela avec les trois Parques, en effet ces femmes sont les divinités du destin des hommes et tissent la vie de chacun, de la naissance à la mort. Cet exemple montre une grande fatalité dans la vie de chacun, tout est prédit, tout est fait pour arriver, on ne peut y échapper. Cela s’inscrit en ce sens dans une vision de la mythologie grecque où ce sont les dieux qui décident du destin des hommes, de la même manière que le destin de Crésus est déjà scellé par les Dieux. 
    Adraste aussi doit faire face à un sort funeste, son nom porte la trace d’un mauvais présage, de plus comme nous l’avons vu il a tué le fils de son hôte involontairement. Il faut également mentionner qu’il meurt après son crime — ce qui nous amène à analyser la raison de sa mort : Crésus l’a épargné, ne souhaitant pas le punir pour son crime ; mais Adraste va se donner la mort afin de rendre justice lui-même. Nous pouvons qualifier son acte de tentative de rédemption. — On observe dans le texte d’Hérodote que tous les personnages ne sont pas poussés par cette volonté de rédemption. En effet, Gygès après avoir trahi sa maîtresse ne vise pas la rédemption ou que très peu puisqu’il choisit de trahir à son tour Candaule. Ainsi, nous pouvons conclure ici que les actes de trahison et manipulation dans de nombreux cas font des personnages des personnages mauvais. Commençons par Gygès : il a trahi une fois puis deux comme s’il faisait partie d’un cercle vicieux auquel il ne peut plus échapper et qui lui fait commettre des actes mauvais. Ensuite, la femme de Candaule a été trahie et elle souhaite obtenir justice, mais elle use de la vengeance et pour cela elle manipule à son tour Gygès, provoquant par là même la mort de Candaule.  
 
    La mécanique du texte nous montre comment un personnage peut sombrer dans le vice en se pensant supérieur aux coutumes et aux dieux. Pourtant, le texte nous prouve comment la morale vient se poser en tant que juge suprême qui établit les conséquences et les lois que les dieux feraient respecter, quitte à punir quelqu’un des fautes qu’il n’a lui-même pas commises. La morale est d’autant plus puissante en ce sens car elle revêt une dimension presque terrifiante dont les hommes devraient avoir peur… La morale pourrait alors se placer au niveau des dieux : c'est ce que l'on peut voir dans l’œuvre Antigone de Sophocle, où l’héroïne, contre la volonté de Créon, enterre son frère Polynice en accord avec les lois divines.
 
3. Pouvoir des hommes, pouvoir des dieux
Par Manon Furet
 
    Crésus, roi lydien, est le premier des Barbares à soumettre des peuples grecs et il en retire une immense richesse. Sa fortune lui permet d’acquérir un statut de protégé auprès des dieux et plus particulièrement Apollon. Mais à se fier aveuglement aux paroles divines, c’est l’infortune qui s’abat sur le roi. En effet, partant pour la conquête de l’Empire perse, il est fait prisonnier par Cyrus après une humiliante défaite. Crésus perd tout son pouvoir de domination mais aussi l’illusion de pouvoir fléchir les dieux selon son bon vouloir. Jusqu’à l’intervention des paroles d’Apollon dans l’extrait étudié, le pouvoir des dieux semble bien injuste, mais cela n’est pas tout à fait exact …
 
Le texte d’Hérodote révèle les enjeux d’une relation entre pouvoir divin et humain
 
    L’extrait sur lequel nous nous appuierons se déroule après que Crésus fut sauvé du bûcher par une intervention divine puis qu’il entama une discussion avec Cyrus. « En disant cela, il en vint de nouveau à demander qu’il lui fût permis d’adresser ce reproche au dieu. Et Cyrus répondit en riant : - Tu obtiendras cela de moi, Crésus, comme tout ce que tu pourras toujours me demander ». Les deux rois tombent d’accord pour blâmer Apollon de ne pas avoir respecté sa parole car « sans doute plaisait-il à la divinité qu’il en soit ainsi ». Par cette formule, le roi rejette son échec, sans aucune remise en question de ses propres décisions, sur la divinité. Le pouvoir du dieu est à ce moment-là considéré comme tout-puissant et sa volonté obscure et cruelle. Il faut souligner que le manque de gratitude des dieux en retour à la pléthore d’offrandes pour les infléchir entraîne Crésus à reconsidérer leur légitimité : « de demander cela, et si l’ingratitude était la coutume des dieux grecs ». Le génitif employé marque bien le fait que Crésus, qui est barbare, s’est acculturé aux dieux grecs. Cela semble par conséquent lui donner le droit de douter du pouvoir des dieux et il envoie des Lydiens recueillir un dernier oracle pour expliquer l’échec d’une conquête pourtant promise comme victorieuse.
    La réponse est la suivante : « Le destin fixé, il est impossible d’y échapper, même pour un dieu. Crésus a expié la faute de son cinquième ascendant […]. Loxias (Apollon) s’est évertué à faire en sorte que le malheur de Sardes retombe sur les enfants de Crésus et non sur Crésus lui-même, mais il n’a pu fléchir les Moires […]. Que Crésus sache bien cela, qu’il a été pris en retard de ces trois années sur la date fixée par le sort... Deuxièmement, le dieu est venu à son secours quand il brûlait. — Et pour ce qui concerne l’oracle rendu, Crésus a tort de l’incriminer. Car Loxias avait prédit que s’il marchait contre les Perses, il détruirait un grand empire : en réponse à quoi, il aurait dû envoyer demander […] s’il s’agissait de son empire à lui ou de l’empire de Cyrus… Qu’il n’ait pas compris la réponse et n’ait pas interrogé de nouveau, qu’il s’en tienne pour responsable ! »  
    Ces paroles révèlent immédiatement que l’ἀνάγκη (la « nécessité » du monde, le « destin ») soumet tout le monde, et par conséquent que le pouvoir des dieux et le pouvoir des hommes sont en quelque sorte à égalité. Ce destin rend impotent d’une part le pouvoir politique du Lydien, qui était voué à perdre son empire, mais plus en amont, le pouvoir que pourrait avoir Crésus sur le déroulé de sa vie. En effet, c’est l’action de son ancêtre Gygès qui est responsable de son malheur. Crésus ne pouvait pas fléchir l’erreur de Gygès et ne peut pas non plus exercer son pouvoir d’homme sur sa présente vie.
    Or, les dieux sont aussi démunis de leur pouvoir, bien qu’ils aient été favorables à Crésus, ce qui met en avant une facette plutôt inhabituelle des divinités grecques : leur impuissance. Il faut faire une nuance par rapport au pouvoir des hommes car Crésus n’a pas été impuissant, au contraire il a commis des erreurs et « Alors il reconnut que c’était sa faute, et non celle du dieu. ». Apollon conserve ainsi une forme de supériorité, ce qui rétablit la hiérarchie classique entre pouvoir des hommes et pouvoir des dieux. En définitive, tous les pouvoirs (politique et celui sur le destin) sont également soumis à l’ἀνάγκη, même si le pouvoir divin a une certaine prédominance puisqu’il peut essayer d’intercéder auprès des Parques alors que le pouvoir des hommes se limite à implorer des faveurs ou des oracles aux dieux.
 
L’ambiguïté des oracles de la Pythie
 
    Ainsi, le pouvoir des hommes semble être le plus fragile et le plus incertain car il est soumis aux interprétations humaines des paroles des dieux. En effet, c’est par l’intermédiaire de la Pythie que les hommes questionnent les dieux. La Pythie, nom hérité du serpent mythologique qu’Apollon tua, désigne toutes les femmes qui furent les intermédiaires entre les hommes et les dieux, dès le VIΙe siècle av. J.-C. Elle exerçait dans le temple d’Apollon à Delphes, considéré comme le centre du monde durant l’antiquité grecque. La Pythie est une figure de pouvoir, qui incarne la volonté divine dans le monde des hommes : son jugement influence nombre d’événements et de décisions. L’oracle elle-même ne reçoit que des messages ambigus car elle s’exprime selon une inspiration divine. La jeune femme n’a pas pour rôle de guider et d’expliquer celui qui vient la consulter mais seulement de délivrer un message. Malgré le risque de mal interpréter un oracle, l’activité de la Pythie est extrêmement respectée et usitée. Son pouvoir est lui-même ambivalent car : « Le sens efficace de la révélation peut rester inaccessible au décideur jusqu’à ce que cette dernière soit réalisée » (L’oracle et l’expert : regards croisés, Anne Marchais-Roubelat et Fabrice Roubelat). Autrement dit, la jeune femme apporte la vérité divine mais comme celle-ci est parfaitement neutre, comme l’est une vérité universelle et non une vérité propre à un seul individu, elle est ambiguë pour celui qui la reçoit.
 
L’ironie tragique
 
    C’est ce qui arrive à Crésus : se considérant béni des dieux, il interprète systématiquement les messages divins comme des confirmations de sa bonne fortune. C’est-à-dire qu’il interprète le message dans un sens plaisant pour sa propre personne. C’est cette double erreur (erreur de se croire favori des dieux et donc nécessairement vainqueur et erreur d’interprétation) caractéristique de l’homme qui apporte de l’ironie tragique au récit. Nous pouvons donner l’exemple de l’oracle suivant : « Eh bien ! quand un mulet deviendra roi des Mèdes / alors, Lydien aux pieds tendres, le long de l’Hermos caillouteux / fuis et ne demeure pas – et n’aie pas honte d’être lâche. Quand ces paroles lui arrivèrent, Crésus s’en réjouit bien plus que de toute chose, comptant bien que jamais un mulet ne régnerait sur les Mèdes à la place d’un homme, et que par conséquent, ni lui ni ses descendants ne cesseraient jamais d’exercer leur empire ». La formulation du message est ambiguë car il faut comprendre que l’image du mulet se rapporte à Crésus du fait que ses parents ne sont pas de la même nationalité. Cela est d’autant plus ironique que Crésus a l’impression que les dieux confirment ce qu’il espère : ne jamais perdre son empire. Et c’est tout l’inverse qui se produira car il causera lui-même la perte de son empire à cause de ce même oracle qui lui donna un sentiment d’invulnérabilité. L’ironie tragique met ainsi en valeur une forme de supériorité du pouvoir divin qui n’émane que d’une vérité absolue et objective par rapport au pouvoir humain, lequel se fait et se défait au gré de leurs chances ou de leurs erreurs.
 
Reconnaissance du pouvoir de l’ἀνάγκη par Crésus 
 
    Cette ironie tragique, tout comme le pouvoir des dieux et des hommes est directement lié à l’ἀνάγκη (fatum en latin) et est même présent dans l’extrait étudié au travers du motif des chaînes. Celles-ci emprisonnent Crésus lorsqu’il monte sur son bûcher et symbolisent donc sa chute qui ne pouvait pas être évitée. Elles lui sont ensuite retirées quand Crésus explique à Cyrus qu’il avait entrepris cette guerre seulement sur l’oracle des dieux. C’est comme si en se délestant de ses illusions de victoire, qui vont à l’encontre de son destin, il abandonnait le poids de son erreur et ne devait plus être puni. Enfin, il fait enfin offrande de ces chaînes au temple de la Pythie. Peut-être qu’en accomplissant cette action, Crésus renonce à se placer sous le joug des dieux et se décide à se laisser diriger par l’ἀνάγκη sans volonté de la fléchir. Le roi semble entrer dans une forme de sagesse qui le replace auprès des hommes, en se délivrant de ses propres chaînes d’homme avide de pouvoir et de richesses.
 
Conclusion
 
    Une réflexion superficielle à propos du pouvoir des dieux et des hommes reviendrait pour les hommes à rejeter la perte de leur pouvoir sur les dieux et pour les dieux sur l’ἀνάγκη. En vérité, le texte pourrait délivrer une sorte de morale qui partage le tort entre les deux détenteurs du pouvoir, bien que les hommes soient considérés comme uniques responsables de leurs erreurs, et plus important encore, que personne ne puisse être récompensé s’il s’obstine à vouloir fléchir l’ordre nécessaire du monde. La notion de pouvoir est alors bien relative lorsque toutes les actions sont soumises à un déroulement inexorable.
 
4. Crésus le Lydien : le pouvoir de père en fils
Par Malice Dresin
 
    La filiation semble être un thème cardinal dans la littérature antique, elle sert le plus souvent à expliquer des origines divines ou une ascendance héroïque, on peut par exemple penser ici à la création de Rome par Romulus et Remus, descendants d’Enée, le survivant de la guerre de Troie, dont il avait été prédit que les descendants fonderaient une grande cité ; mais l’on peut aussi penser évidemment à Jules César qui revendiquait une ascendance divine de Vénus comme argument politique qui justifiait sa main mise sur la ville de Rome. Aussi la filiation dans l’antiquité peut-elle servir de justification d’un point de vue de la destinée mais elle peut aussi être un argument fort dans des questions relatives au pouvoir et à la transmission du pouvoir.
    C’est d’ailleurs un thème que l’on retrouve abondamment dans le projet d’Hérodote, qui permet à l’auteur de mettre en relation un personnage avec son illustre ascendance mais aussi avec tous les enjeux qui peuvent découler de cette ascendance. Par ailleurs dans les textes d’Hérodote il y a un rapport fort entre la filiation et le pouvoir, en particulier avec la transmission du pouvoir. L’explication d’une ascendance, parfois mythique, permet à l’auteur de justifier des événements qu’il relate par l’évocation du passé, qui est indéniablement annonciateur du destin de certains personnages. Aussi, dans ce texte Crésus le Lydien, le thème de la filiation est omniprésent et est mentionné dans tout le texte, souvent au cours de parenthèses historiques qui permettent d’expliquer l’origine des personnages, et parfois de leur pouvoir. Aussi dans le texte traduit on retrouve à de nombreuse reprise la mention « fils de… », après l’évocation d’un nouveau nom, cette mention fait d’abord office d’introduction du personnage pour le situer et le remettre dans son contexte historico-familial mais, comme c’est le cas de Crésus, elle permet aussi d’introduire un mythe antérieur qui est porteur de conséquences dans la temporalité du récit.
    Nous pouvons donc imaginer que la mention des filiations permet, à terme, à Hérodote de construire un récit historique et mythique, d’y insérer les personnages historiques, d’expliquer leur provenance mais surtout cela lui permet d’introduire des enjeux politiques, liés au règne, au pouvoir et à la passation de ce pouvoir, voire des enjeux militaires.
 
Le pouvoir de père en fils, un enjeu antique majeur
 
La passation du pouvoir, un fait de langue
 
    La langue grecque permet d’expliciter un lien de parenté de façon linguistique et grammaticale : c’est le génitif de filiation qui explicite la notion de filiation, il y a donc un cas dédié à la valeur filiale. En général la mention « fils de… » n’est utilisée qu’une fois au moment de la présentation du personnage. Ce qui signifie que dans le texte original, au vu de l’abondance de personnages cités, il y a une abondance de génitifs de filiation. Par ailleurs, il nous semble important de préciser que ce génitif de filiation est issu d’un modèle coutumier d’appellation d’une personne à Athènes. En effet, dans l’Athènes antique lorsque l’on interpelle ou que l’on présente une personne on le fait selon un modèle particulier qui comporte le prénom, celui du père, et le lieu de provenance ; c’est ce que l’on retrouve à plusieurs reprises dans le texte, en particulier quand il s’agit de présenter le personnage d’un roi.  Nous pouvons peut-être voir ici une constante de la langue grecque qu’Hérodote remotive dans une démarche d’historien pour retracer l’antériorité d’un personnage. Il s’agit donc d’un fait de langue sur lequel s’appuie l’auteur pour construire son récit historique qui peut prendre un aspect généalogique. 
 
L’ascendance, une condition du pouvoir
 
    Ce texte semble mettre en lumière le fait que la puissance d’une personne, dans l’imaginaire antique, provient soit des ancêtres – auxquels un culte spécifique est parfois dédié – soit de la destinée contre laquelle rien ne peut lutter. Le texte introduit dès les premières lignes l’ascendance de Crésus avec la reprise du génitif de filiation « fils d’Alyatte, et tyran des peuples habitant en deçà du fleuve Halys ». Le texte commence par présenter Crésus au moyen de l’évocation de son ascendance et d’une localisation détaillée du lieu sur lequel il exerce son pouvoir, puis il fait mention de ses exploits. Le nom a donc une place importante, il est roi de Lydie justement car il descend de son père, l’on comprend donc que la filiation est un enjeu majeur pour la passation du pouvoir dans ce texte. C’est d’ailleurs une idée qui est accentuée par la présentation détaillée de la généalogie des « Héraclides » et de l’explication historique du fait que le pouvoir ait changé de famille. Le pouvoir allant du père au fils est un thème majeur dans ce texte. 
    Le thème de la passation, ou de l’appropriation du pouvoir court dans tout le texte comme le montre cette citation : « Le pouvoir avait passé ainsi, qui était aux mains des Héraclides, à la famille de Crésus, dite des Mermnades », mais aussi c’est une idée que l’on retrouve au milieu du texte avec la mention de Pisistrate et du prodige que connut son père qui le mena au pouvoir et à la tyrannie sur l’attique : « le peuple attique était opprimé et tiraillé sous la domination de Pisistrate, fils d’Hippocrate, qui était à cette époque tyran d’Athènes (…) et il lui naquit ensuite le Pisistrate en question – lequel, tandis que les Athéniens de la côte et ceux de la plaine étaient en conflit (…), songea à la tyrannie et forma une troisième faction… » ; dans cette citation nous trouvons une illustration très parlante de la destinée dont nous parlions, qui, liée à l’ascendance, est inévitable et peut mener un homme au pouvoir, ici d’une cité telle que l’Athènes de l’époque archaïque. C’est aussi une idée que l’on retrouve quelques lignes plus loin avec le personnage de Lycurgue, qui selon le mythe instaura la législation à Sparte. Ainsi, avec ce personnage de Lycurgue, il s’agit même plus de la création d’un pouvoir que d’une passation ; en effet, Lycurgue se rend à Delphes pour consulter la Pythie et selon son destin il instaura un régime particulier à Sparte. (« Certains ajoutent à cela que la Pythie lui exposa aussi la constitution qui est aujourd’hui en vigueur chez les Spartiates »).
 
La prose d’Hérodote, un récit historique avec des temporalités enchâssées
 
    La prose qui se rapporte à l’histoire de Crésus, et qui suit un fil narratif spécifique est entrecoupée de paragraphes qui font le récit d’autres moments historiques. Il y a donc une prose propice aux récits enchâssés dans cette histoire que l’on retrouve dans tout le texte. En effet souvent la présentation d’un nouveau personnage permet une nouvelle parenthèse historique qui apporte des informations aux lecteurs sur l’époque que décrit Hérodote et sur des événements passés qui permettent de comprendre les événements présents.
    C’est cette prose enchâssée qui permet à Hérodote d’introduire au récit des personnages mythiques comme Hercule et d’établir une filiation qui est liée directement aux mythes antiques. Ce type de prose permet donc justement la prolifération des génitifs de filiation grâce à la mention de personnages tels que Midas, Pisistrate ou encore Lycurgue. La prose d’Hérodote est un champ propice au récit historique et mythique et donc, elle fait justement état d’une certaine généalogie des personnages comme c’est le cas pour le famille de Crésus. Dans le récit cadre cette généalogie permet la justification de la chute de l’empire de Crésus par une malédiction jetée sur la famille. C’est d’ailleurs une généalogie très précise que nous livre Hérodote : on y retrouve notamment l’importance du nombre de générations, explicitant le temps de règne ou l’échéance de la malédiction. 
    Par ailleurs, ces récits enchâssés permettent aussi à l’auteur de sous-entendre que la filiation est à l’origine du pouvoir de la plupart des personnages de son récit. En effet, chaque fois que l’auteur évoque un personnage pour la première fois il fait mention de son ascendance. Il sous-entend donc en permanence que chaque personnage a hérité son pouvoir de son prédécesseur : « Midas, fils de Gordias, roi de Phrygie ». Ainsi, les récits enchâssés qui font mention du passé permettent de renforcer cette impression en donnant au passé un pouvoir légitimateur. Le passé a donc de fortes conséquences sur le présent. C’est d’ailleurs ce que l’on retrouve avec l’idée que les conflits sont également hérités des prédécesseurs : « Il fit la guerre aux Milésiens, après avoir hérité ce conflit de son père ». La filiation ne concerne donc pas qu’un pouvoir politique mais aussi un pouvoir et un devoir militaire à accomplir. Enfin, grâce à toutes ces filiations, on remarque que les colonies grecques ont une certaine place dans ce livre-ci, le pouvoir grec semble donc entourer Crésus dès les premières lignes, même s’il soumet certaines de ces colonies. Avec notamment la mention à de multiples reprises de colonies grecques « Ioniens, Doriens etc ». Ainsi la façon dont Hérodote écrit permet de mettre en valeur un récit mythico-historique et de donner une certaine importance à la passation du pouvoir, qui se fait de père en fils et aux conséquences qu’entraîne la succession de telle ou telle famille. 
 
Le personnage de Crésus est concerné directement par la question de la passation du pouvoir
 
    Le pouvoir et la chute de Crésus semblent tourner entièrement autour des liens de filiation et de la malédiction qui plane sur sa famille. C’est la filiation qui provoque le malheur de Crésus, en effet, si l’on suit la chronologie du texte le premier malheur de Crésus provient de la mort de son fils qui est prédite dans ses songes. Aussi, bien qu’il ait essayé de préserver son fils, ce dernier meurt à la chasse et provoque son malheur et, semble-t-il, la fin de sa descendance telle qu’il l’imaginait car il ne considérait qu’un seul de ses deux fils. Par ailleurs, l’épisode de sa défaite avait été prédit.
    De plus, Crésus entretient un rapport particulier avec sa descendance : il a deux fils qui sont considérés de façon bien distincte comme le montre l’échange qu’il a avec son fils aîné avant de la laisser partir à la chasse au sanglier. Il nous faut ici préciser ce que Crésus dit à son fils aîné lorsqu’il refuse de le laisser partir à la chasse : « Car il se trouve que tu es mon fils unique : l’autre, atteint comme il l’est de mutisme, je ne le compte pas pour moi ». Le roi a donc une perception très particulière de sa descendance, ne considérant qu’un seul de ses deux fils. On peut donc voir ici un lien avec le destin ; mais aussi un rapport particulier à l’héritage et aux conditions requises par Crésus pour qu’il y ait une accession au pouvoir de ses fils. Ainsi l’on comprend grâce à cette citation que la filiation ne suffit pas, il y a sans doute également une question sous-jacente liée à la capacité, et peut-être à l’image d’un héritier digne. Aussi, Atys serait le candidat idéal aux yeux de Crésus car il semble bien fait, doué dans les domaines de la chasse et de la guerre, ce qui explique d’une part pourquoi il n’est pas fait mention du nom du fils muet de Crésus et d’autre part pourquoi ce dernier tient à ce point à protéger son fils du danger que représente le rêve prophétique. 
    Cette façon de considérer la filiation dans texte semblait être annoncée par un élément particulier dans la prose. Le fait que dans le texte le prénom du second fils de Crésus ne soit même pas mentionné est un point significatif du texte. Ce fils, muet, est mentionné mais son nom n’apparaît pas dans la prose d’Hérodote, il n’a pas droit à une présentation filiale qui relierait son nom à celui de son père, contrairement à la quasi-totalité des personnages de ce récit, cette absence d’identité peut être interprétée comme un refus de la reconnaissance d’une quelconque filiation. Aussi par cet effacement du nom il est d’emblée présenté que ce fils muet n’est pas considéré par son père comme un héritier potentiel, ni comme un homme pouvant être une figure de pouvoir, voire comme un homme qui ne devrait même pas être son fils. Le pouvoir serait donc passé non pas seulement à un fils aîné, mais surtout à un fils qui peut incarner le pouvoir familial et filial. A la fin du texte le fils muet se place en annonciateur de catastrophe comme l’avait prédit l’oracle. Cet événement dote le personnage d’une importance dramatique, sa parole dénonce la chute de Crésus tout en lui sauvant la vie. Cette première parole trouve une résonance dans le texte, elle fait écho aux prédictions de l’oracle et à la malédiction qui pèse sur la famille de Crésus.
 
    Ainsi le pouvoir et la filiation, comme le raconte Hérodote, semblent étroitement liés au destin et à une sorte de fatalité que l’on retrouve dans les tragédies grecques. En cela l’écriture d’Hérodote semble aussi porter une forte dimension littéraire proche du théâtre et en particulier avec l’idée selon laquelle les générations suivantes payeront les crimes des précédentes.
 
5. La question de la légitimité du pouvoir
Par Lucas Knox
 
    Quitte à paraître tautologique, pour tout souverain ou régime politique, il existe une base qui permet de déterminer si le souverain est légitime. En particulier, dans les régimes monarchiques comme la France d’Ancien Régime, la monarchie est de droit divin et dynastique : la monarchie doit sa légitimité à Dieu, chaque souverain hérite de sa légitimité en étant inscrit dans une lignée dynastique. Le souverain illégitime, au contraire, a mauvaise presse, car l’imaginaire collectif associe souvent prise illégitime du pouvoir (ou usurpation) au mauvais gouvernement, voire au pouvoir tyrannique. L’épisode de Crésus le Lydien, dans l’Enquête d’Hérodote, révèle que cette association se faisait déjà dans la Grèce du Ve siècle avant J.C. Ici, la question de la légitimité du pouvoir se pose surtout à travers la place de Crésus et de la continuité politique. Les actions des dirigeants s’y joignent, mais il est intéressant de voir comment la légitimité s’établit à la base, comment elle est présentée dans la narration et dans les différents acteurs du récit.
 
Les sources de la légitimité du pouvoir
 
Un souverain légitime ou illégitime auprès des dieux
 
    Les principaux personnages dirigeants du texte étant des rois, le texte est imprégné de l’idée que le droit divin soit un garant de la légitimité d’une lignée, puisque les deux présages majeurs de la chute de la lignée (la faute expiée par la descendance et la chute de l’empire de soi) sont annoncés par la voix de la Pythie, qui transmet la parole divine — de manière oblique, cependant. 
Ainsi la notion de lignage garde une importance capitale tout au long du texte : la lignée usurpatrice se retrouve tracée dans son lignage, pour raconter l’histoire de sa montée jusqu’à sa chute sous Crésus, tandis que pour les différents peuples, leurs lignages sont donnés en permanence, à la manière de la Bible. Le lignage implique donc une certaine légitimité, un pouvoir ancestral qui se transmet (d’où la faute ancestrale, purgée par la descendance, ou le droit divin). Le fait que tous les autres peuples aient une lignée qui soit continue, là où Crésus vient d’une lignée usurpatrice, met en avant cet aspect par confrontation, le côté illégitime de ce dernier. 
    Le rôle de l’oracle de Delphes rejoint également le pouvoir de droit divin. En effet, la Pythie est celle par laquelle passe la voix d’un dieu. C’est pourquoi la légitimité des Mermnades est certifiée et confirmée par la Pythie à Delphes. Cependant son aspect oblique y joue aussi, car c’est à ce moment-là qu’elle annonce la déchéance des Mermnades à la cinquième génération : en cela, leur pouvoir n’est pas réellement reconnu, et ce dès le moment où il doit pourtant être certifié. La Pythie reste un élément qui menace leur pouvoir même avant la cinquième génération, comme le montre l’épisode de la maladie d’Alyatte, qui coïncide avec l’incendie (présenté ici comme accidentel) du temple d’Apollon. 
Une analyse plus poussée peut également être faite de l’épisode de Pisistrate, tyran athénien. Il est un autre modèle du souverain illégitime, mais possiblement un exemple qui parlerait plus au public athénien, puisqu’il est une figure historique de la cité. L’idée qu’il soit un souverain illégitime est présente dès sa naissance, car il fait l’objet d’un présage qui amène un spectateur à encourager son père à ne pas avoir de fils légitime, ce que le père refuse de faire.     Contrairement à Cyrus, il est difficile de parler de prophétie autoréalisatrice, car il n’est pas dit quelle fin celle-ci devrait avoir. Mais cela fait que Pisistrate porte l’idée de malheur et d’illégitimité dès la naissance. 
    Au contraire de l’illégitimité de Crésus ou de Pisistrate, présente dès leur naissance, l’épisode du tombeau d’Oreste est au contraire un gage de légitimité, ici de la supériorité militaire des Lacédémoniens, certifiée par les dieux. L’approbation divine est toujours présente. Sa découverte relève aussi de l’interprétation correcte d’un oracle, un facteur important du récit de Crésus le Lydien, et qui joue, au contraire, dans la chute de ce dernier. 
 
Le contexte démocratique : la légitimité auprès du peuple
 
    La lignée usurpée par l’ancêtre de Crésus est celle des Héraclides ; il est dit que le fondateur de la lignée (Agron) s’était vu confier le pouvoir par le peuple lydien même, ce qui présente l’approbation du peuple comme un autre facteur de légitimité. Cela peut être lié au contexte où ces discours sont rédigés, dans une Athènes déjà démocratique ; en cela, l’arrivée de Pisistrate, tyran athénien, et le commentaire sur son action sont également lisibles à la lumière du contexte démocratique d’Athènes, et de leur haine envers les tyrans. Mais à la lumière de qui prend le dessus lors du débat entre Otanès, Mégabyze et Darius dans le tripolikon, il est difficile d’affirmer si Hérodote lui-même considère vraiment la démocratie comme véritablement supérieure (d’autant plus que c’est auprès du peuple que Pisistrate achète sa légitimité par stratagème, ce qui relève du point de vue de Mégabyze qui critiquait la démocratie parce que le peuple n’est pas apte à prendre des décisions). 
    L’exemple de Pisistrate, par ailleurs, est plutôt un contre-exemple de la légitimité sur le modèle démocratique, car il prend le pouvoir en tyran dans la cité proprement démocratique qu’est Athènes. Le deuxième stratagème est le plus parlant de ce point de vue-là : il fait déguiser une femme en Athéna et entre dans la ville en faisant croire qu’Athéna elle-même le fait venir. Il joue donc sur les images et simule alors une approbation divine pour que l’approbation du peuple suive ; c’est ainsi qu’il obtient une légitimité en réalité illégitime. C’est aussi le stratagème qu’Hérodote commente comme étant « des plus naïfs », comme s’il était inconcevable qu’il fonctionne (il remet en question, à ce moment-là, la supériorité intellectuelle des Grecs d’alors sur les Barbares). On peut, sur ce coup-là, commenter cela du point de vue d’un recul historique, dont Hérodote, étonnamment, ne témoigne pas. Ce commentaire relève surtout des habitudes politiques de son époque, car c’est bien plus tard, à l’époque classique, que le λόγος est devenu une valeur du monde grec, et de la vie politique athénienne. Il s’agit donc plus d’une projection d’une valeur contemporaine à l’auteur sur une situation passée. 
    Ajoutons que Mégaclès, dont Pisistrate a épousé la femme, est alors adversaire de Lycurgue, qui deviendra par la suite un grand législateur pour Lacédémone. C’est comme si ce dernier était un représentant avant l’heure du législateur, la figure typiquement contraire du tyran à Athènes à l’époque classique, et qu’incarne aussi un dénommé Solon…
 
L’affirmation du souverain par des actes militaires et politiques
 
    La légitimité par le droit divin et dynastique compte essentiellement au moment de l’arrivée au pouvoir, bien qu’elle ait des répercussions tout au long du règne de Crésus et même des autres Mermnades. Mais cette légitimité peut également s’affirmer par les actes du souverain. Dans ce cadre-là, le pouvoir militaire tient une place importante. La réussite militaire est en effet un moyen pour le souverain de se rendre légitime, d’imposer son pouvoir sur d’autres. Ainsi de la défaite militaire de Crésus, qui représente la fin de sa place politique et la victoire de Cyrus sur ce dernier. De même, le fait que le fils légitime soit tué (par accident, certes) durant un accident de chasse le préfigure aussi, et peut établir un lien intertextuel avec la Cyropédie de Xénophon : la chasse, une forme d’entraînement à la pratique militaire, sert à représenter le dirigeant militaire dans sa pratique, et le fait que le fils meure dans un accident de chasse est symbolique de la déchéance de Crésus, là où le jeune Cyrus du texte de Xénophon présente déjà ses qualités de dirigeant en menant la chasse et l’opération militaire de manière raisonnée. 
    Pour ajouter au pouvoir militaire, il est aussi présenté comme acte de valeur par l’auteur, qui mentionne de grands actes militaires quand ils sont accomplis (comme la campagne d’Alyatte), et passe les règnes de rois qui n’ont pas accompli de grands actes (dont celui de Gygès). Il est donc important à ses yeux. Le fait qu’il s’agisse d’actes de conquête en fait un autre gage de légitimité, car il s’agit d’un moyen d’assurer son pouvoir sur d’autres peuples. 
    La question des actions du souverain, en dehors de ses activités militaires est aussi importante. Crésus est un souverain illégitime, mais comme le texte le reconnaît à la fin, certaines de ses actions ont été durables, comme l’établissement d’un sanctuaire. Et après son règne, Gygès obtient une réputation positive, comme les offrandes à la Pythie, et qui laisse le nom de « Gygades » aux offrandes. Si ses actions militaires sont ensuite commentées comme n’ayant pas été grandes, il laisse malgré tout une marque par son nom, qui est un gage de reconnaissance. 
    Mais, d’un autre côté, les actions de Cyrus qui respectent la coutume incluent une forme d’ironie du sort (en particulier l’hôte purifié de son crime, qui tue le fils reconnu par la suite et accident), qui peuvent rappeler son statut illégitime en le faisant faillir dans son rôle de souverain, où sont des actes négatifs (les persécutions des Grecs, sa vanité dans la présentation des richesses face à Solon) qui en sont également des témoignages. Elles servent ainsi à valoriser l’idée d’un souverain légitime, et à l’opposer au souverain illégitime. 
 
Les figures d’un pouvoir illégitime
 
La figure centrale : Crésus, le souverain Mermnade
 
    Si Crésus s’inscrit dans une lignée royale, et a donc hérité de son pouvoir, cette même lignée est arrivée au pouvoir de manière illégitime, par une usurpation et un meurtre du souverain d’origine. Si la faute est celle de son aïeul, c’est à lui qu’il revient de payer la faute de son cinquième ascendant, ce qu’il fera à la fin de l’extrait, dans sa disgrâce et sa défaite, durant laquelle il sera par ailleurs amené à reconnaître ses fautes. 
    L’usurpation de la lignée est ce sur quoi l’extrait commence, par ailleurs, afin d’introduire la faute ancestrale. Tout le texte devient ainsi le récit du règne de Crésus, un règne tâché par son illégitimité. S’il est une figure avec des ambiguïtés morales (nous le relèverons plus précisément plus tard), il a une portée morale négative : il s’énerve contre le sage Solon quand ce dernier révèle qu’il n’est pas compté parmi les hommes les plus fortunés, ce qui montre son attachement excessif à la fortune matérielle et une hubris de caractère ; il règne en tyran sur les peuples grecs, comme un mauvais dirigeant ; son acte d’hospitalité, qui est considérée comme sacrée par les Grecs (d’où le sort des prétendants dans l’Odyssée), s’il est respectueux de la coutume (Hérodote relève d’ailleurs que la procédure de purification est semblable chez les Lydiens par rapport aux Grecs, ce qui amène à un rapprochement entre les Lydiens et les Grecs qui reçoivent le témoignage) provoque non seulement la mort du fils légitime Atys, comme annoncée par une prophétie, mais ne sauve pas non plus l’hôte Adraste, qui s’il tue le fils par accident, se retrouve de nouveau impur et expie sa faute en se tuant sur la tombe de son fils. 
    De même, cette illégitimité de Crésus est fortement marquée par le rôle de la Pythie, c’est-à-dire l’oracle de Delphes, qui parle au nom d’Apollon. Si elle certifie la lignée les Mermnades, elle est celle qui annonce la déchéance de cette lignée par une prophétie, ce dont le souverain usurpateur, Gygès, se soucie peu sur le moment. De plus, Crésus est mené à sa perte par la mauvaise interprétation d’une prophétie, d’abord sur la mort de son fils (qui doit être tué par une lance, et qu’il éloigne donc de la guerre, sans envisager qu’il puisse être tué par cette même arme durant un accident de chasse), ensuite sur la perte de son royaume, avec la célèbre prophétie selon laquelle il détruirait un grand empire, sans qu’il pense qu’il s’agit du sien. La Pythie est ainsi l’incarnation du droit divin, qui n’est alors pas reconnu à Crésus quand vient le temps pour lui d’expier la faute de son cinquième ascendant. 
 
L’usurpateur proche : Pisistrate, le tyran d’Athènes
 
    L’autre figure majeure du pouvoir illégitime est Pisistrate, le tyran athénien. Porteur de l’idée d’une illégitimité dès sa naissance (un acte qui est encouragé à être évité, par ailleurs, comme si son existence, et par conséquent son pouvoir, étaient des anomalies de la nature…), il fait trois tentatives d’obtenir le pouvoir, et chacune implique une idée d’illégitimité. 
    Pour la première, il le fait en occupant l’acropole avec des hommes qu’il a obtenus en gardes du corps de manière illégitime, et profite d’un conflit interne à la cité, ce qui fait que son pouvoir est illégitime car fondé sur l’usurpation et profite d’une situation. Mais il gouverne malgré tout selon les lois, et est chassé avant d’avoir pu « enraciner » sa tyrannie. Si le respect des lois est présent, il reste un pouvoir illégitime. Après sa deuxième tentative, c’est un non-respect des coutumes qui provoque sa chute, comme il répudie sa femme et se retire par là un allié en Mégaclès. On peut y voir là une autre apparition de l’hubris, comme facteur qui cause la perte du pouvoir. Le jeu de la coutume et de la tradition y est essentiel, et la répudiation de sa femme le présente comme un simulacre qui cache une réalité plus impie. 
    La deuxième tentative ayant déjà été mentionnée, il faudra voir la troisième tentative. Son dernier stratagème est la reconquête militaire, qui lui apporte déjà une plus grande légitimité. Le fait qu’il reçoive de l’aide des autres cités donne à cette campagne des airs d’invasion ; cependant c’est par cette campagne qu’il assied réellement sa tyrannie de manière durable, ce qui va là encore dans le sens du pouvoir militaire comme source de légitimité. De plus, le parallèle de l’interprétation de l’oracle le confronte à Crésus, mais lui donne aussi une plus grande légitimité que ce dernier. En effet, Crésus finit par perdre son pouvoir en se lançant dans une conquête, poussé par un oracle qu’il interprète incorrectement comme garantie de sa victoire ; Pisistrate interprète aussi l’oracle comme une garantie de sa victoire, mais son interprétation s’avère correcte, et sa campagne est de toute façon déjà engagée. De même, l’oracle de Crésus annonce la conséquence immédiate de sa campagne, là où pour Pisistrate, l’action est ultérieure à la victoire. Cette conquête est donc le garant d’une plus grande légitimité de Pisistrate, même si elle ne paraît pas effacer ses méfaits précédents (pour rappel, il porte l’idée d’une illégitimité dès sa naissance)…
 
L’illégitimité, source de la tragédie de la perte du pouvoir
 
L’ironie tragique et la place de la Pythie
 
    La Pythie est une actrice majeure du récit. Tout d’abord, elle est annonciatrice de la légitimité du pouvoir, mais annonce, pour le cas des Mermnades, la chute de ces derniers de manière oblique. Cela donne aussi une tournure tragique à tout l’épisode. Littérairement, même si la fidélité historique est discutable (en particulier la rencontre entre Crésus et Solon, qui est plus légendaire que réellement historique), il se lit surtout comme une tragédie en prose, qui évoque surtout Œdipe Roi de Sophocle avec la question de la légitimité du souverain usurpateur et de la vertu de ce dernier (la place de la Pythie et de la prophétie y a la même importance aussi, surtout par le fait qu’elle soit mal interprétée et éloigne le protagoniste de la voie à suivre jusqu’à ce qu’il ne soit trop tard). 
Il faudra aussi reconnaître que le rôle de la Pythie se rapproche énormément d’un de ces facteurs tragiques : elle représente alors l’aspect d’Apollon Loxias (c’est-à-dire l’oblique) dans ses prédictions. La mauvaise interprétation de ses oracles (ou d’autres oracles, par ailleurs) sont les facteurs de la chute : Crésus perd son fils alors qu’il fit tout pour l’éviter et perd son empire en tentant de conquérir les Perses. De même, l’arrivée de Pisistrate est annoncée par un mauvais présage, et le conseil pour éviter son arrivée n’est pas suivi. Mais ce dernier interprète correctement l’oracle qui annonce sa victoire.  Il est même d’autant plus remarquable que là où les précédents oracles se rapportaient surtout à l’action même (mort du fils et destruction de l’empire de Lydie), les oracles de Pisistrate se rapportent à des faits qui arrivent après son arrivée (sa naissance, et enfin, durant sa conquête, la manière dont il effectuera une offrande une fois sa conquête accomplie). 
    La place de la lignée, déjà évoquée comme facteur de légitimité inclut aussi une ironie tragique : Crésus ne considère que l’un de ses fils comme légitimes, l’autre étant infirme et muet, mais ce fils légitime périt avant de pouvoir hériter (ce qui préfigure également la chute de Crésus). Le fils muet reste après cela lié à une idée de déchéance, car le seul moment où il parle, même s’il épargne ainsi la vie de son père, est le moment où Crésus est déchu. Il y a aussi là une ironie très forte : son mutisme est ce qui le rendait illégitime aux yeux de son père, et le moment de la déchéance du père est le moment où le fils muet parle, ce qui sauve la vie du père. Une ironie du récit, un retournement de situation qui évoque là encore la tragédie. 
    Une fois la chute accomplie, Crésus, à la dernière rencontre avec la Pythie, est amené à reconnaître que la faute est sienne plutôt que celle des dieux, car ce sont ses propres actions qui mènent à la chute de son empire. Il se retrouve enfin incapable de les blâmer de ses malheurs, la Pythie joue alors le rôle de facteur de cette reconnaissance par une explication finale. C’est une expérience qui rend Crésus plus humble, lui qui était un personnage marqué par son hubris. 
 
Le facteur humain de l’hubris
 
    Hérodote rédige les différents livres de son Enquête à une période où la vie politique athénienne met en avant la valeur du λόγος, le discours rationnel et raisonné, qui est aussi une valeur humaine. À l’opposé, c’est alors l’hubris, la démesure, qui joue le rôle d’un contre-modèle, ce qui mène souvent les personnages de tragédie à leur chute. L’hubris est alors très présente dans le récit de la chute de Crésus le Lydien, comme facteur de sa propre chute, et qui contribue à la tragédie de son histoire. 
    Crésus joue le rôle d’un monstre d’hubris, comme dit plus tôt. Sa propre faute, qu’il reconnaît une fois sa déchéance accomplie, vient non seulement de sa mauvaise interprétation des oracles de la Pythie, mais aussi de sa volonté de gloire, qui est également source de cette interprétation hâtive. Elle était déjà présente dans sa confrontation avec Solon, qui est aussi le nom de celui qui porta les lois et la démocratie à Athènes, ce qui assimile l’hubris non seulement au caractère de Crésus, mais aussi à la tyrannie. 
    Crésus n’est cependant pas le seul personnage marqué par l’hubris dans son histoire. Et, chose surprenante, le lecteur est confronté dès le début du récit à une figure d’hubris en la personne d’un souverain légitime : Candaule, le souverain même que l’ancêtre de Crésus, Gygès, est amené à usurper. Gygès, en effet, est mis dans sa position par un défi de Candaule, et il est mené à le trahir par la femme déshonorée en raison du défi. La position du souverain légitime est compromise par quelque chose qu’il a lui-même commencé, ce que fera aussi Crésus par ailleurs, tandis que l’usurpation est présentée comme une question de lavage d’honneur pour une femme vue nue. On peut également considérer que, comme Crésus finira par perdre par orgueil, c’est un excès d’orgueil, une faute d’hubris, qui cause la chute du souverain légitime. Il y a là une forme de continuité entre la lignée légitime et la lignée usurpatrice dans leur chute, qui montre aussi que l’hubris est une faute qui peut provoquer la chute de n’importe quel souverain, même légitime. Cela amène, dès le début du récit, une plus grande ambiguïté morale. 
 
Une lignée illégitime aux ambiguïtés morales
 
    Ce sont les actes qui sont généralement condamnés par la voix d’Hérodote. Une certaine place est cependant laissée au jugement du lecteur, qui peut être marquée par son positionnement moral. Si Hérodote met surtout en avant des aspects négatifs de Crésus, tout comme il ne se retient pas d’exprimer des jugements de valeurs, Crésus peut malgré tout être à l’origine d’une certaine sympathie en raison des malheurs dont il est victime, de sa propre faute ou en raison du destin. 
    Les actes de souverains relèvent aussi d’une certaine ambiguïté morale de la figure de Crésus, qui inclut des côtés négatifs (l’obsession de la victoire et l’hubris qui sont des facteurs de sa perte) comme des côtés positifs (son respect des coutumes de l’hospitalité ou la reconnaissance de ses erreurs qui l’amène à reconnaitre Cyrus) ; les ambiguïtés qui se retrouvaient dans la faute d’origine se trouvent également dans le descendant, qui a certaines qualités de souverain malgré son statut illégitime. L’échec de ces actions qui correspondent à la coutume contribuent surtout à un caractère tragique, car elles sont surtout provoquées par son statut illégitime, qui n’est pas le fait d’une quelconque action de sa part. 
    Les ancêtres de Cyrus avaient également une ambiguïté morale. Si Hérodote passe rapidement sur les actions de Gygès, qu’il ne considère pas comme assez grandes pour être mentionnées, alors que plus de temps est consacré aux actes militaires de son fils Alyatte, ils ont leurs propres ambiguïtés. Si Alyatte est à l’origine de l’incendie du temple d’Athéna Assésia à Millet, l’incendie est présenté comme accidentel ; là encore, ce n’est pas un acte délibéré qui est à l’origine de cette action, qui est pourtant notable parce qu’elle est source d’une maladie. C’est encore plus marqué pour Gygès, qui, même s’il est présenté comme n’ayant effectué aucune grande action, est reconnu comme donateur d’un trésor à Delphes. Ces ambiguïtés étaient par ailleurs présentes dès l’épisode de l’usurpation, car c’est l’hubris même de Candaule qui est à l’origine de l’acte de Gygès, et il se retrouve à venger une femme dont la pudeur a été violée. 
    Pour rajouter à l’ambiguïté morale de l’épisode de l’usurpation, Gygès semble ne pas vouloir se retrouver dans sa situation ; il objecte au défi lancé par Candaule parce que l’acte serait osé, même s’il accepte une fois qu’il est clair qu’il n’est censé ne courir aucun risque, quoique le texte dise qu’il « ne pouvait s’esquiver ». Le projet d’usurpation est alors lancé par la femme, qui prévoit de se venger de son propre mari pour l’acte d’impudicité. Lorsqu’elle confronte Gygès, elle le met face à un choix cornélien, et Gygès choisit sa propre survie (ce qui implique l’usurpation) au lieu de sa propre mort. Si Gygès fait au final le choix de mener le projet d’usurpation, le choix est en quelque sorte contraint (ce que sa réponse après avoir accepté le choix de l’usurpation affirme et ce sur quoi aucune voix du texte ne le reprend), et le fait est que la situation est originellement provoquée par Candaule. Le narrateur fait également la remarque, avant le défi, qu’il « fallait qu’il arrivât malheur à Candaule ». Ce commentaire met en avant l’aspect tragique de l’épisode, car il apporte lui-même le malheur sur lui. Le fait qu’Hérodote commente plus tard qu’il trouve le deuxième stratagème de Pisistrate pour prendre le pouvoir à Athènes « naïf » peut aussi laisser entendre, à travers ce commentaire, qu’il trouve semblablement l’action de Candaule particulièrement irréfléchie. 
 
    Pour conclure, Crésus est présenté essentiellement comme une figure du souverain illégitime, un aspect sur lequel se concentre l’essentiel du récit. Le texte peut se lire comme une tragédie en prose, fondée sur la perte de pouvoir d’un souverain illégitime, qui chute en raison de sa nature illégitime et de son hubris. La comparaison avec Pisistrate, un tyran plus familier pour les citoyens athéniens qui sont le public de l’époque, relève aussi de cet aspect. Il connaît cependant des ambiguïtés morales, en particulier par son respect des coutumes et la reconnaissance de sa faute. Le point de vue historiographique joue aussi dans la perception des figures présentées : Hérodote analyse l’histoire avec le point de vue d’un Grec d’Ionie, mais imprégné de λόγος, dont le point de vue et les références peuvent affecter le jugement face aux figures de pouvoir illégitime qu’il présente. 
 
6. La richesse : pouvoir par défaut ou illusion bancale ?
Par Dorian Risse
 
    Hérodote a dû présenter dans ses œuvres des figures historiques extrêmement importantes, notamment des rois, avec par exemple Crésus, le roi de la Lydie, un royaume marchand extrêmement prospère et riche, ainsi que Cyrus le Grand, le fondateur du grand empire perse, l’homme ayant fondé et consolidé un Etat qui serait un pouvoir majeur dans l’histoire de la Méditerranée pour des centaines d’années encore. Hérodote nous montre dans son œuvre une discussion entre les deux hommes et un débat philosophique et politique qui les mèneront à présenter et opposer leurs idées du pouvoir et notamment du pouvoir et du rôle de la richesse tout en s’opposant aux paroles plus abstraites du sage Solon.
 
    Dans cet article nous nous pencherons sur les différentes logiques et principes que chacun de ces roi et sage a par rapport à la richesse et sur la façon dont leurs pensées peuvent se compléter, s’opposer ou nous donner une nouvelle perspective sur le rôle de la richesse dans le contexte du pouvoir. Nous montrerons à travers notre analyse du texte les différentes vues de chacun des personnages sur la richesse, son utilité, sa valeur et la manière dont il l’utilise. Nous envisagerons des discours et théories politiques démontrant le pouvoir que les puissants tiennent entre leurs mains grâce à la richesse, et comment cette dite richesse n’est pas la fondation de leur pouvoir.
 
    Car le principe de richesse englobe bien des thématiques, allant du pouvoir à l’esprit et au bonheur et passant même par la morale. La richesse semble être une dimension bien retranchée dans ce texte et il nous sera donc nécessaire de la déloger.
 
L’esclave modeste et le Tyran avare
 
    L’extrait qui présente très bien l’omniprésence de la richesse se situe à la fin du texte, dans celui-ci Crésus et Cyrus admirent tous les deux à distance le pillage d’une des cités de Cyrus, grand roi perse. Et immédiatement l’extrait se concentre sur la richesse alors que Crésus s’exclame : « Elle pille ta ville et tes richesses » pour mettre Crésus en face de sa défaite aux mains des Perses. Cyrus, roi de Perse, nous est montré ici comme un homme avare et vaniteux. En effet ses premiers mots lors de cet extrait sont focalisés sur la richesse et son importance. Il est évident que Cyrus voit la richesse comme un pouvoir en soi.
 
    Mais Crésus de son côté ne voit pas les choses de la même manière : en effet, la situation ne le choque absolument pas, il garde un calme stoïque. En effet, Crésus étant maintenant un esclave n’a plus besoin des objets et de la richesse car il devient lui-même un objet. Cyrus le roi repose sur sa richesse, l’or et l’argent sont les fondations de son royaume, des fondations éphémères. Crésus nous démontre cela en expliquant que le pouvoir ne réside pas réellement dans la richesse. Il explique avec une grande nonchalance que « Ce n’est ni ma ville, ni mes richesses qu’elle pille ; car rien de cela n’est plus à moi … ». Il explique donc de manière logique que Cyrus a gagné et qu’il ne fait alors que piller ses propres biens. En un sens la richesse n’a pas permis à Crésus de gagner face à Cyrus qui voit le pouvoir de la richesse détruit devant lui.  A priori ce propos met Crésus au-dessus de Cyrus, non seulement en termes de pouvoir car Cyrus, pensant la richesse comme pouvoir détruit son propre pouvoir, mais aussi en termes de vertu morale, car cela montre que Crésus malgré son orgueil le met de côté en tant qu’esclave. Cette apparente vertu est renforcée par la manière dont Cyrus décrit son règne. Il associe son règne à la mise en place d’un « bien présent », et il justifie ses actions en tant que roi pour pouvoir maintenir ce « bien présent ». Cette approche nous fait aussi comprendre que la richesse lui importe peu car il est roi, il a le pouvoir, or la richesse n’est pas le pouvoir : elle n’est alors qu’un des outils utilisés pour le maintenir.
    On constate donc qu’à travers cet extrait de grandes différences se dessinent très vite entre Crésus et Cyrus. Même s’ils ont tous les deux été des hommes de pouvoir, il est évident que la dépendance de Cyrus à l’égard de la richesse est sans doute l’une des raisons pour lesquelles il a gagné mais également pourquoi son pouvoir est moins solide qu’il le pense. En effet il semble même ironique que Cyrus, un roi célèbre, pour avoir envoyé la Perse dans un âge d’or soit obsédé par l’or et la richesse matérielle. Ce serait équivalent à une entreprise sauvant des vies non de manière morale mais pour le profit. Crésus de son coté porte peu d’importance à la richesse en tant qu’esclave, la considérant comme une fin à ses propres moyens et non comme un objectif.
 
    Cependant cela ne veut pas dire que Cyrus ne considère pas la richesse comme utile à son pouvoir, en effet la richesse semble être un multiplicateur du pouvoir, la raison pour laquelle il est roi est que son peuple n’a pas de bien et donc ne se soulève pas. Il explique que « Les Perses qui sont d’un naturel impétueux, sont dépourvus de bien », et par conséquent il ne s’oppose pas à leur pouvoir mais l’obtention de la richesse pourrait changer cela. Car il suffit alors pour une personne d’obtenir les moyens d’avoir du pouvoir pour qu’elle tente d’en obtenir. Cela veut donc dire que la modestie de Crésus n’est peut-être pas si vertueuse qu’il le fait apparaître. Il semblerait que sa vertu soit plus montrée par nécessité que par principe et non juste parce qu’il est maintenant asservi. En effet, même si les richesses de cette cité appartiennent à son peuple, Crésus était forcé d’agir pragmatiquement et d’oublier la morale pour pouvoir maintenir son pouvoir facilement. Car la richesse amène l’ambition et l’envie de pouvoir. Il nous démontre ceci en expliquant que « celui qui en aura accaparé le plus grand nombre, attends-toi à ce qu’il se soulève contre toi ». Car celui qui a plus en voudra toujours encore plus, il ne sera jamais satisfait et voudra donc plus de richesse et éventuellement consolider son pouvoir, ce qui toucherait par conséquent au pouvoir de Cyrus.
 
    La richesse donne donc l’envie et la possibilité d’avoir du pouvoir. Crésus applique donc encore une fois une logique pragmatique à la situation en déduisant qu’il lui est nécessaire d’abandonner cette richesse à ses sujets. Pour accomplir cet objectif il préfère éviter la révolte en utilisant non les armes mais la morale comme outil de manipulation. Cela montre potentiellement la raison de sa défaite militaire, car Cyrus, un roi guerrier, ne peut qu’amasser la richesse comme il amasse les armes alors que Crésus, le marchand diplomate, utilise sa richesse avec tact et préfère la diplomatie à la violence. Il explique à Cyrus comment retirer la richesse de son peuple grâce à la religion, agissant comme un conseiller face au roi qui l’a défait : « déclarer à ceux qui pillent le butin qu’il est nécessaire d’en consacrer la dîme à Zeus ». En utilisant la religion comme argument, il rendra le vol de richesse qu’il commet auprès de son peuple acceptable et justifié. De cette manière il n’aura pas à être honnête et à admettre l’utilisation du subterfuge pour faire en sorte que son peuple reste faible et lui fort. Il peut au lieu de cela s’exclamer que Ormazd requiert des offrandes et utiliser le sacré comme un vulgaire outil pour la conservation de son pouvoir personnel. Crésus se montre donc non comme la figure du roi moral et vertueux déchu par le monde violent autour de lui, mais comme la figure du bon roi : machiavélique et prêt a tout, du subterfuge à la brutalité pour garder son pouvoir.  Il est cependant comme sa situation le prouve, un mauvais guerrier.
 
    Cependant, durant toute cette confrontation entre Crésus et Cyrus, les deux hommes ne se sont jamais éloignés du concept de richesse matérielle comme outil du pouvoir. Ils n’ont pas osé aller dans le monde du métaphysique et de l’esprit, dans le conceptuel. Ces concepts semblent à première vue très peu utiles au problème des puissants. Mais Solon vient bien avant cet extrait au début du texte mettre en perspective cette notion matérielle de la richesse :« Car l’homme le plus riche n’est en rien plus fortuné que celui qui vit au jour le jour, si le sort ne peut l’accompagner pour lui permettre de bien achever sa vie en ayant un bonheur complet ». Solon démontre à travers ces paroles que la richesse n’est pas un concept uniquement matériel. Même si Crésus est positivement obsédé par la perception matérielle de la richesse se disant « le plus fortuné de tous les hommes » malgré son esclavage ; et même si les mots de Solon n’ont pas touché les esprits des hommes de pouvoirs, sa perception métaphysique nous offre une nouvelle perception de la richesse.
 
La richesse : un outil des puissants
 
    C’est à travers la manipulation de la richesse et les résultats qu’on en obtient que celle-ci amène à la manifestation du pouvoir. En effet, qu’il s’agisse de l’argent, des connaissances ou du bonheur, on l’exploite pour en obtenir ce que l’on veut. Le résultat est le pouvoir mais non le procédé pour arriver a ce résultat. En un sens, ce texte démontre que le pouvoir n’est qu’une ressource cultivée comme tout autre, mais la manière de l’exploiter n’est pas tout à fait comme le fermier labourerait la terre et nourrirait les vaches. Pour avoir le pouvoir il faut d’abord cultiver l’ambition et pour planter l’ambition Cyrus nous montre qu’il faut obtenir la richesse.
 
    La richesse, qu’elle soit matérielle ou spirituelle comme la qualifie Solon, apporte l’ambition, telle une bêche brisant la terre pour en faire ressortir la tige de l’ambition qui, si elle n’est pas coupée au pied, peut alors porter les fruits du pouvoir. Car quiconque a ce qu’il veut se doit de vouloir alors mieux et plus. En effet, si l’humanité pouvait se satisfaire de son sort, nous vivrions encore potentiellement au temps de la Grèce antique. Mais l’humanité a toujours été menée par l’envie constante de faire mieux et d’avoir mieux.
 
    Les discours de Crésus sur l’élimination de la richesse pour le peuple et la centralisation de celle-ci le font apparaître comme un Machiavel avant Machiavel, montrant à Cyrus comme son élève la manière dont la monarchie se doit de manipuler le peuple pour sa propre survie et pour conserver son pouvoir et en insistant sur le fait que l’utilisation excessive de la force sera moins efficace que le subterfuge. C’est pour cette raison que ce texte peut lui-même être associé de près au Prince de Machiavel. En effet ce mode d’emploi pour prince fournit beaucoup d’échos aux thèmes de ce texte d’Hérodote, notamment ceux touchant au pouvoir. La manipulation de la richesse peut être appliquée au principe de la manipulation dans l’œuvre de Machiavel.
 
    On voit en définitive une morale du puissant se former dans les discours de Crésus, cette morale est simplement fondée sur un principe pragmatique très simple : pour Cyrus, il lui faut le pouvoir pour que son royaume prospère ; aussi ne peut-il se permettre de perdre son pouvoir, par conséquent il passera par tous les moyens incluant subterfuge et violence pour le garder en limitant l’ambition de son peuple, et par conséquent sa richesse.
 
    En un sens, nous sommes en face de deux experts, l’un étant un roi du peuple (Crésus grand manipulateur du peuple à travers la richesse) et l’autre un roi de guerre (Cyrus se concentrant sur la conquête et la domination). Dans un monde parfait, les tactiques de Crésus lui auraient conservé son pouvoir pour toujours à travers la manipulation de sa richesse.
 
 
7. Le dialogue entre Solon et Crésus : leçon d’un sage pour un tyran
Par Amandine Memery
 
Enquête sur le dialogue entre Crésus et Solon 
 
    Dans les Pensées, Pascal affirme que « tous les hommes recherchent d’être heureux », et que « cela est sans exception, quelques différents moyens qu’ils y emploient ». La divergence des moyens pour être heureux dont parle Pascal se retrouve dans le dialogue sur le bonheur entre Crésus et Solon dans le Livre I de l’Enquête d’Hérodote, dialogue qui, bien qu’il ne soit pas historique (Solon et Crésus n’ayant pas vécu à la même période), constitue un outil majeur dans la réflexion philosophique sur le bonheur. Solon, après avoir donné des lois aux Athéniens, s’absente et voyage pendant près de dix ans, voyage durant lequel il passe par Sardes, chez Crésus, là où il restera plusieurs jours. Crésus est connu pour sa richesse et son opulence tandis que Solon, lui, est connu pour être un des plus grands sages de Grèce, si ce n’est le plus grand. Ainsi, lors de son voyage à Sardes, Crésus, fier de sa richesse, demande à Solon qui est l’homme le plus heureux du monde. La présence de Solon dans le récit, figure sage et savante, permet de remettre en question le pouvoir de Crésus qui repose principalement sur son opulence et sur la grandeur de son armée. S’ensuit alors, grâce à la remise en question du pouvoir de Crésus, tout un questionnement sur le bonheur et dont la forme du dialogue permet de mettre en avant la polysémie du mot « fortune », désignant soit la richesse matérielle soit la chance. En effet, le dialogue permet de mettre en opposition les deux personnages qui incarnent tous deux un archétype différent (le tyran contre le sage), même si l’on remarque aisément que le dialogue est dominé par Solon, qui semble alors donner une leçon sur l’essence même du bonheur à Crésus, aveuglé par sa propre richesse et sa propre vanité. 
 
Recherche littéraire et linguistique sur les traces du bonheur
 
    Pour comprendre pleinement le dialogue entre Crésus et Solon, il est nécessaire de mener une analyse linguistique et littéraire sur le texte, sa forme et ses mots. Comme expliqué précédemment, la fortune, thème majeur de l’extrait, est une notion polysémique en français, mais qui s’exprime sous différents mots en grec ancien. On retrouve ainsi une première opposition entre l’olbia (ὀλβία : la « fortune » au sens matériel, la richesse) et la tukhè (τύχη : la « fortune » au sens de chance), qui prend donc la forme d’un dialogue entre le tyran (Crésus, qui représente l’olbia) et le philosophe (Solon, qui représente la tukhè). A l’inverse de l’olbia qui se réfère seulement à la richesse matérielle, la tukhè est à mettre en relation avec les dieux et le rôle qu’ils jouent sur la vie humaine. Ainsi, dans la conception du bonheur selon les deux personnages, la tukhè peut désigner un bonheur contingent si elle est associée à l’olbia donc à ce qui se rapporte à la richesse (πλοῦτος) : cette richesse accumulée et le bonheur qui en découle ne sont que le résultat du hasard, faisant de la vie et du bonheur des hommes un enchaînement d’accidents (συμφορή). A l’inverse, si l’on part du principe que la tukhè est ce qui permet d’atteindre le bonheur (par la chance, le sort), cela revient donc à penser le bonheur comme le fruit de la décision des dieux sur la vie d’un homme. On retrouve d’ailleurs le terme eudaimoniè (εὐδαιμονίη) composé du préfixe eu- (« bon, bien ») et du nom daimôn (δαίμων, la « divinité ») et qui se traduirait par « la divinité favorable » : ainsi, si l’olbia n’est qu’un plaisir éphémère humain, on comprend que la tukhè, mise en relation avec l’eudaimoniè, est ce qui permet d’atteindre le bonheur si le sort est favorable à l’homme, sort qui est en réalité une décision des dieux sur laquelle la richesse matérielle de l’homme n’a aucune incidence. Pour illustrer ce propos, prenons un exemple tiré de la partie sur Cléobis et Biton. Les deux frères, considérés par Solon comme les deux hommes les plus heureux après Tellos, ont accompli un exploit qui suscite l’admiration des Argiens. Tandis qu’ils sont acclamés pour leurs actes, leur mère, quant à elle, est félicitée pour les avoir mis au monde. Ainsi, elle se tourne vers la statue de la divinité devant laquelle elle se trouve et lui prie d’accorder ce qu’il y a de mieux pour ses fils. On remarque donc une grande importance des dieux dans le sort des deux frères : la mère s’adresse directement à la déesse en ce qui concerne le bonheur de ses deux fils, montrant donc que seule une divinité peut accorder le bonheur absolu à un homme, bonheur qui semble d’ailleurs résider dans l’idée de « belle mort ».
 
Réflexion sur les clés du bonheur en philosophie 
 
    La conception du bonheur selon Solon peut être discutée d’un point de vue philosophique. Le bonheur étant une des notions majeures en philosophie mais aussi une question à laquelle il semble difficile de trouver une réponse, l’idée de Solon peut être remise en question par d’autres philosophes. Mais d’abord, essayons d’approfondir sa thèse en partant de la distinction entre l’olbia et la tukhè. Dans le Gorgias, Platon utilise l’image des Danaïdes pour opposer la vision du bonheur de Socrate à celle de Calliclès. Pour rappel, les Danaïdes sont les cinquante filles du roi Danaos qui ont été condamnées à remplir sans fin un tonneau troué après avoir tué leurs époux lors des noces. Chez Platon, le tonneau percé représente l’état de manque que l’on tente de combler en remplissant le tonneau, c’est-à-dire en comblant chaque désir. Ainsi, l’état de manque est vu comme une sorte de cercle vicieux : on aura beau remplir le tonneau par n’importe quel moyen, il ne restera jamais plein. Donc, tenter de combler notre état de manque par les plaisirs et en satisfaisant nos désirs ne nous fait en rien parvenir au bonheur, puisqu’il nous est impossible d’atteindre un état de plénitude. Cet état de manque constant que l’on nourrit de plaisir nous pousse à rester dans un état d’insatisfaction qui fait obstacle à notre quête du bonheur. Les désirs et plaisirs peuvent être mis en parallèle avec la richesse et l’opulence de Crésus que conteste Solon dans la mesure où ces richesses sont toutes aussi éphémères que les plaisirs par lesquels on tente vainement de remplir le tonneau percé : on voit, en ce sens-là, émerger la distinction entre plaisir et bonheur. 
    Selon Solon, toute richesse obtenue au cours de notre vie est éphémère et seule la belle mort convient comme critère ultime du bonheur. Malgré l’idée selon laquelle l’opulence de Crésus est éphémère et ne peut constituer un critère du bonheur puisqu’elle s’apparente plus au plaisir qu’au bonheur en lui-même, n’est-ce pas paradoxal de penser le bonheur comme résidant seulement dans la mort? Certes, « l’homme n’est rien qu’accident » et il est donc difficile de déterminer si l’homme, de son vivant, est heureux ou non (dans la mesure où le bonheur équivaudrait à un état de plénitude).  Mais envisager la mort comme critère ultime du bonheur reviendrait à admettre qu’il est impossible pour l’homme d’être heureux. En effet, si la « belle mort » dont parle Solon est la forme absolue de bonheur, l’homme se voit incapable de témoigner de son propre bonheur, ce qui semble particulièrement contradictoire puisque, pour connaître le bonheur, il faut avant tout le vivre. La mort serait-elle donc à voir comme la confirmation d’une vie heureuse? Si la question du bonheur pose problème, c’est parce qu’il semble avant tout difficile à penser universellement. En effet, chaque homme est heureux par des choses différentes : ainsi, le bonheur doit-il prendre la forme d’une loi universelle? Il semblerait que, dans le dialogue, Solon tente d’exprimer un modèle universel du bonheur en nommant les hommes les plus heureux. Ce « classement » fait de cette notion en elle-même un concept universel par rapport auquel on juge des hommes pour définir lequel serait le plus heureux. Mais imposer un modèle de bonheur à tout homme ne reviendrait-il pas à ignorer l’identité du sujet reposant sur l’unité, l’unicité et l’ipséité? 
 
Crésus aurait-il pu être l’homme le plus heureux au XXIe siècle ?
 
    Avant la sentence de Solon, Crésus pense être « le plus heureux des hommes » (ολβιωτατος) et pour cause : sa richesse est une des plus admirées et des plus admirables, et Crésus est réputé pour les prouesses de son immense armée. Grâce à son opulence, Crésus serait, au XXIe siècle, probablement privilégié, et un tel dialogue sur la richesse et le bonheur pourrait facilement être envisageable entre deux personnes en 2022. 
    « Un manque cruel d’argent peut à l’évidence entraver le bonheur en mobilisant toutes les énergies sur des activités de survie et en empêchant de réaliser ses véritables aspirations » écrit Frédéric Lenoir dans son oeuvre Du bonheur, un voyage philosophique. En effet, de nos jours, lorsque l’on manque d’argent, on tente de combler ce manque en travaillant plus, en dépensant moins. Ainsi, l’on voit apparaître une distinction entre la leisure class (la classe de loisirs) qui selon Thorstein Veblen dans Théorie de la classe de loisir, est constituée de l’élite capitaliste consommatrice, et les travailleurs. Pour reprendre la citation de Frédéric Lenoir, manquer d’argent nous pousse d’une certaine manière à nous rapprocher de notre aspect primitif (travailler uniquement pour subvenir à ses besoins) tandis que la leisure class se distingue par sa capacité à répondre à ses désirs plus que ses besoins. La distinction entre désir et besoin est importante ici : tandis qu’une personne pauvre devra se contenter de répondre simplement à ses besoins, l’argent de certains permet de dépasser le stade de nécessité et de développer des désirs qui sont la preuve même d’une sorte de supériorité, puisque, à l’inverse du besoin, le désir n’est pas nécessaire.
    En ce sens-là, oui, l’argent semble faire le bonheur. Mais rappelons-nous que Platon y avait déjà réfléchi, et qu’il considérait nos comportements actuels comme un éternel état d’insatisfaction que l’on cherche à cacher en assouvissant nos désirs. Ainsi, il semblerait que, même au XXIe siècle, il soit impossible de donner une solution miracle au bonheur. Mais une chose est sûre : Crésus se serait sûrement plu en 2022.