Le "De Magistro" de Saint Augustin



Le De Magistro de Saint Augustin

Une contribution au projet "Textes, Langues & Langages"

(Axe 1 : Savoir, apprendre, éduquer, 2020-21)

par Jacques Brunet-Georget (Professeur de Lettres Classiques HK / KH)

 

        Les lignes qui suivent constituent un extrait de mon cours de Khâgne (latin) consacrĂ© au De Magistro, de Saint Augustin, Ă©crit aux alentours de 388. Le thème au programme cette annĂ©e pour les langues anciennes au concours de l’ENS Ulm Ă©tant « SAVOIR, APPRENDRE, ÉDUQUER », il Ă©tait tout naturel de se pencher sur cet ouvrage de l’évĂŞque d’Hippone : rĂ©digĂ© sous la forme d’un dialogue entre Saint Augustin et son fils AdĂ©odat, il offre l’une des plus belles rĂ©flexions de l’AntiquitĂ© sur le langage mais aussi sur l’enseignement. Le cours alternait des phases de traduction et des phases de commentaire. Je ne retiens ici que le second aspect du travail, prĂ©sentĂ© sous la forme d’un parcours pĂ©dagogique qui se focalise sur trois moments stratĂ©giques de l’ouvrage.

        On peut trouver le texte intĂ©gral du De Magistro sur Itinera electronica en suivant ce lien. Mais je m’appuierai ici sur la traduction rĂ©cente d’Emmanuel Bermon. Les extraits Ă  l’étude sont reproduits dans le corps du fichier. On peut Ă©galement consulter ici un plan dĂ©taillĂ© de l’ouvrage : les articulations et les diffĂ©rents stades du raisonnement y apparaissent clairement.

        Ce parcours reprend Ă  bien des endroits l’enquĂŞte minutieuse effectuĂ©e par Emmanuel Bermon dans La Signification et l’enseignement. Texte latin, traduction française et commentaire du De Magistro de saint Augustin (Paris, Vrin, coll. « Textes et traductions », 2007). Mais il est surtout nourri des souvenirs – encore très vifs – de l’enseignement que j’ai reçu d’Emmanuel Bermon lui-mĂŞme lorsque j’assistais Ă  son sĂ©minaire Ă  l’UniversitĂ© Bordeaux III !

 

        Prenons pour point de dĂ©part la cĂ©lèbre ouverture (§1-4) des Recherches philosophiques de Ludwig Wittgenstein. Le philosophe y prend explicitement pour « cible Â» Saint Augustin et sa conception du langage :

§ 1- Augustin (Confessions, I, 8) : « Quand ils [les adultes] nommaient une certaine chose et qu'ils se tournaient, grâce au son articulé, vers elle, je le percevais et je comprenais qu'à cette chose correspondaient les sons qu'ils faisaient entendre quand ils voulaient la montrer. Leurs volontés m'étaient révélées par les gestes du corps, par ce langage naturel à tous les peuples que traduisent l'expression du visage, le jeu du regard, les mouvements des membres et le son de la voix, et qui manifeste les affections de l'âme lorsqu'elle désire, possède, rejette, ou fuit quelque chose. C'est ainsi qu'en entendant les mots prononcés à leur place dans différentes phrases, j'ai peu à peu appris à comprendre de quelles choses ils étaient les signes ; puis une fois ma bouche habituée à former ces signes, je me suis servi d'eux pour exprimer mes propres volontés. »

        Ce qui est dit lĂ  nous donne, me semble-t-il, une certaine image de l'essence du langage humain, qui est la suivante : Les mots du langage dĂ©nomment des objets – les phrases sont des combinaisons de telles dĂ©nominations. — C'est dans cette image du langage que se trouve la source de l'idĂ©e que chaque mot a une signification. Cette signification est corrĂ©lĂ©e au mot. Elle est l'objet dont le mot tient lieu.

        Augustin ne parle pas d'une diffĂ©rence entre catĂ©gories de mots. Qui dĂ©crit ainsi l'enseignement du langage pense d'abord, me semble-t-il, Ă  des substantifs comme "table", "chaise", "pain" et aux noms propres, ensuite seulement aux noms de certaines activitĂ©s et propriĂ©tĂ©s, et enfin aux autres catĂ©gories de mots comme Ă  quelque chose qui finira bien par se trouver.       

        ReprĂ©sente-toi l'usage suivant du langage : J'envoie quelqu'un faire des courses. Je   lui donne une feuille de papier oĂą se trouvent inscrits les signes « cinq pommes rouges ». Il porte cette feuille au marchand. Celui-ci ouvre le tiroir sur lequel est inscrit le signe "pommes", puis il cherche dans un tableau le mot "rouge", qu'il trouve en face d'un Ă©chantillon de couleur. Après quoi il Ă©nonce la suite des noms   de nombres jusqu'Ă  "cinq" — je suppose qu'il la connaĂ®t par cĹ“ur —, et Ă  l'Ă©noncĂ© de chaque nombre, il prend dans le tiroir une pomme de la couleur de l'Ă©chantillon. — C'est ainsi, ou de façon analogue, qu'on opère avec les mots. — « Mais comment sait-il oĂą chercher le mot "rouge" et la façon de le faire, et comment sait-il ce qu'il doit faire du mot "cinq" ? » — Je suppose qu'il agit comme je viens de le dĂ©crire. Les explications ont bien quelque part un terme. — Mais quelle est la signification du mot "cinq" ? — Ici, il n'Ă©tait question de rien de tel, mais seulement de la manière dont "cinq" est employĂ©.

        Â§ 2 - Ce concept philosophique de signification a sa place dans une reprĂ©sentation primitive   de la façon dont le langage fonctionne. On peut Ă©galement dire qu'il est la reprĂ©sentation d'un langage plus primitif que le nĂ´tre.

        Imaginons un langage pour lequel vaut la description donnĂ©e par Augustin. Ce langage doit servir Ă  un constructeur A pour se faire comprendre de son aide B. A rĂ©alise une construction avec des pierres Ă  bâtir : il y a des blocs, des colonnes, des dalles et des poutres que B doit faire passer Ă  A dans l'ordre oĂą celui-ci les utilise. Ă€ cet effet, ils se servent d'un langage constituĂ© des mots "bloc", "colonne", "dalle", "poutre". A crie leur nom. — B apporte la pierre qu'il a appris Ă  apporter en rĂ©ponse Ă  ce cri. — Conçois cela comme un langage primitif complet.

        Â§ 3 - Nous pourrions dire qu'Augustin dĂ©crit un système de comprĂ©hension mutuelle, mais que ce système ne recouvre pas tout ce que nous nommons langage. Et c'est ce qu'il faut se dire dans les nombreux cas oĂą se pose la question : « Une telle reprĂ©sentation est-elle utilisable ou inutilisable ? » La rĂ©ponse est : « Elle n'est utilisable que pour ce domaine Ă©troitement dĂ©limitĂ©, et non pour l'ensemble de ce que tu prĂ©tends reprĂ©senter. »

        C'est comme si quelqu'un expliquait : « Jouer consiste Ă  dĂ©placer des objets sur une surface en suivant certaines règles... » — Et que nous lui rĂ©pondions : « Il semble que tu penses aux jeux de pions ; mais ce ne sont pas tous les jeux. » Ton explication sera correcte si tu la limites expressĂ©ment Ă  ces jeux.

        Â§ 4 - Imagine une Ă©criture dont les caractères serviraient Ă  dĂ©signer non seulement des sons, mais aussi des accentuations et des ponctuations. (On peut concevoir l'Ă©criture comme un langage servant Ă  dĂ©crire des images sonores.) Imagine maintenant que quelqu'un comprenne cette Ă©criture comme si Ă  chaque lettre correspondait simplement un son, et non comme si les lettres n'avaient pas aussi de tout autres fonctions. La conception augustinienne du langage est semblable Ă  cette conception simplifiĂ©e de l’écriture.

        Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques (première publication Ă  titre posthume en 1953), trad. par Françoise Dastur, Maurice Élie, Jean-Luc Gautero, Dominique Janicaud et Élisabeth Rigal, Collection Bibliothèque de philosophie, Gallimard (2004)

 

        Dans la Grammaire philosophique (§19), on trouve Ă©galement ces lignes Ă  visĂ©e critique :

Quand il parle de l’apprentissage, Saint Augustin ne parle que de la façon dont nous conférons des noms aux choses. La dénomination semble être ici le fondement, l’alpha et l’oméga du langage (…). Mais à coup sûr, il pense tout d’abord aux substantifs. Et Platon dit que l’énoncé est fait de substantifs et de verbes. Tous deux décrivent [le langage] comme plus simple qu’il n’est.

Grammaire philosophique (première parution en 1980), trad. de l'allemand par Marie-Anne Lescourret, Collection Folio essais (n° 384), Gallimard (2001)

 

OBJECTIFS DU PARCOURS :

                                                    

  • On s’emploiera Ă  corriger cette « image augustinienne du langage » que Wittgenstein prĂ©sente comme le modèle « correspondantiste » par excellence : les mots reflèteraient terme Ă  terme les objets du monde. La lecture du De Magistro montre que la pensĂ©e d’Augustin n’est pas aussi sommaire ; au contraire, elle est attentive Ă  toute la complexitĂ© du problème de la signification. On reviendra sur la tradition de pensĂ©e – essentiellement stoĂŻcienne – dans le sillage de laquelle Augustin fraie sa rĂ©flexion ; on tentera Ă©galement d’expliquer Augustin par Augustin en se rĂ©fĂ©rant Ă  d’autres de ses Ĺ“uvres ; et l’on mettra le De Magistro en perspective avec la philosophie du langage du XXe siècle.

 

  • Tout le dialogue est traversĂ© par la tension entre « parler Â» et « enseigner Â». Si l’on admet que les mots sont des signes (§2), il semble Ă©tabli que rien ne s’enseigne sans signes (§ 3-30) ; pourtant, Augustin va mettre en doute cet acquis en affirmant que rien ne s’enseigne par les signes (§ 31-37). Dans quelle mesure peut-on surmonter cette tension ? Et en quoi peut-on tirer profit de cette tension pour faire progresser notre comprĂ©hension de ce qu’enseigner veut dire ?

 

COMMENTAIRE du § 3

 

AUG. - Nous sommes donc d’accord sur le fait que les mots sont des signes ?

AD. - Oui.

AUG. - Et un signe, peut-il être un signe s’il ne signifie pas quelque chose ?

AD. - Non, il ne le peut pas.

AUG. - Combien y a-t-il de mots dans le vers « Si nihil ex tanta superis placet urbe relinqui » : « Si rien de cette si grande ville ne doit subsister de par la volonté des dieux » ?

AD. - Huit.

AUG. - Il y a donc huit signes ?

AD. - C’est bien cela.

AUG. - Tu comprends ce vers, je crois.

AD. - Assez bien, me semble-t-il.

AUG. - Dis-moi ce que chaque mot signifie.

AD. - Je vois bien ce que signifie « si », mais je ne trouve aucun autre mot qui puisse l’expliquer.

AUG. - Quelle que soit la chose signifiée par ce mot, trouves-tu du moins où elle est ?

AD. - Il me semble qu’il signifie un doute. Où est le doute, dès lors, s’il n’est pas dans l’âme ?

AUG. - Je l’admets pour le moment ; passe aux autres mots.

AD. - Que signifie « rien » sinon ce qui n’est pas ?

AUG. - Tu dis peut-être vrai ; mais ce qui m’empêche de te donner mon accord, c’est que tu as admis plus haut qu’il n’existe pas de signe qui ne signifie quelque chose ; or ce qui n’est pas ne peut en aucune façon être quelque chose. C’est pourquoi le second mot de ce vers n’est pas un signe, parce qu’il ne signifie pas quelque chose, et c’est à tort que nous sommes convenus que tous les mots sont des signes ou que tout signe signifie quelque chose.

AD. - Vraiment, tu me presses trop ; mais lorsque nous n’avons rien à signifier, c’est pure sottise que de proférer un mot. Quant à toi, je crois qu’en me parlant, en ce moment, tu n’émets aucun son en vain, mais qu’à l’aide de tous les sons qui sortent de ta bouche, tu m’adresses un signe pour que je comprenne quelque chose. Par conséquent, il n’y a pas lieu que tu énonces ces deux syllabes lorsque tu parles, si tu ne signifies rien grâce à elles. Mais si tu vois que, grâce à elles, se produit un énoncé indispensable et que, lorsqu’elles résonnent à nos oreilles, nous recevons un enseignement ou un rappel, assurément, tu vois aussi ce que je voudrais dire mais que je ne peux pas exprimer clairement.

AUG. - Que faisons-nous donc ? Dirons-nous que ce qui est signifié par ce mot, c’est une affection de l’âme lorsqu’elle ne voit pas une chose et trouve pourtant ou pense avoir trouvé qu’elle n’existe pas, plutôt que la chose elle-même, qui n’existe pas ?

AD. - C’est peut-être cela même que j’essayais d’expliciter.

AUG. - Passons donc à autre chose, quoi qu’il en soit, de peur qu’il ne nous arrive la chose la plus absurde.

AD. - Quoi donc ?

AUG. - Que retenus par rien, nous subissions un retard.

AD. - Oui, voilĂ  qui est ridicule, et sans savoir comment, je vois pourtant que cela peut arriver ; bien plus, je vois que cela est arrivĂ©.

 

  • Les deux interlocuteurs viennent d’admettre que nous parlons pour ENSEIGNER ou pour RAPPELER et que, pour ce faire, nous usons des mots comme de SIGNES, lesquelles se dĂ©finissent par le fait qu’ils signifient QUELQUE CHOSE (§ 1 et 2).

 

  • Le dialogue pointe aussitĂ´t le caractère litigieux de la seconde thèse. Augustin cite le vers de Virgile : « SI NIHIL EX TANTA SUPERIS PLACET URBE RELINQUI » (contexte : paroles adressĂ©es par ÉnĂ©e Ă  son père Anchise lors de la prise de Troie). Augustin soumet son fils Ă  un exercice d’analyse grammaticale tel qu’il se pratiquait dans les Ă©coles de l’antiquitĂ©. Du reste, Ă  l’époque, le domaine de la grammaire empiĂ©tait largement sur celui de la philosophie, en raison notamment de la forte influence du STOĂŹCISME sur cette discipline.

 

  • Le vers de Virgile a Ă©tĂ© choisi de telle sorte qu’on s’interroge sur la signification des termes « syncatĂ©gorĂ©matiques », c’est-Ă -dire censĂ©s ĂŞtre dĂ©pourvus en eux-mĂŞmes de signification. En effet, y a-t-il un sens Ă  affirmer que des mots tels que « si », « rien » ou « de » ont une signification ? Mais Augustin ne prĂ©cise pas sur quoi porte exactement l’analyse : sur la signification qui est celle de chaque mot dans le vers ou sur la signification du mot en genĂ©ral ?

 

  • Dans sa Dialectique, Augustin clarifie cette distinction. Il repart d’une thèse stoĂŻcienne : « Tout mot est ambigu ». Par exemple, lorsque nous disons « homme », ce mot donne Ă  entendre toutes sortes d’hommes (enfant, jeune homme, vieillard, campagnard, dĂ©funt, etc…). Son univocitĂ© rĂ©side dans le fait que son ambiguĂŻtĂ© est limitĂ©e par la dĂ©finition (animal rationnel mortel) ; mais il signifie dans le discours une pluralitĂ© de termes. Or cette ambiguĂŻtĂ© peut se lever dans la discussion, Ă  l’aide de mots dĂ©sormais conjoints, c’est-Ă -dire dans une proposition. Fait notable, la thèse de l’universelle ambiguĂŻtĂ© des mots apporte un correctif Ă  l’« image augustinienne Â» du langage : elle va Ă  l’encontre de l’idĂ©e selon laquelle le mot est le nom d’une chose qui lui est corrĂ©lĂ©e de façon stricte, comme s’il Ă©tait une Ă©tiquette.

 

  • En repartant dans le De Magistro du vers de Virgile, Augustin reprend les termes d’une controverse antique sur les « parties du discours ». Une première tradition remontant Ă  PLATON et Ă  ARISTOTE considère que seuls le NOM et le VERBE livrent les Ă©lĂ©ments constituants de ce que signifie une proposition. D’autres mots, comme les conjonctions, sont cependant nĂ©cessaires Ă  l’expression syntaxique de la proposition mais ils ne font que « co-signifier ». Que faut-il entendre par « co-signifier » ? Pour certains commentateurs, cela veut dire que le mot se spĂ©cifie sĂ©mantiquement selon son contexte d’emploi (par exemple, la prĂ©position IN selon qu’elle est construite avec l’accusatif ou l’ablatif), ce qui ne remet pas totalement en cause le fait que les conjonctions ou des propositions puissent avoir une valeur propre. Pour d’autres, en particulier les commentateurs nĂ©o-platoniciens, les mots co-signifiants ne servent qu’à spĂ©cifier la signification des seuls termes qui en aient une (= noms et verbes). Ces mots ne sont pas des Ă©lĂ©ments du discours mais des « parties de l’expression ». Cette thèse est devenue dominante dans l’histoire de la philosophie (cf. Guillaume D’OCKHAM).

 

  • Ă€ l’encontre de ce partage, cependant, les StoĂŻciens et les grammairiens après eux ont affirmĂ© que les conjonctions et les articles ont eux aussi leur propre signification. Pour les StoĂŻciens, le discours signifie un « exprimable » qui est un INCORPOREL : celui-ci ne relève pas de l’ontologie dans la mesure oĂą l’ontologie se limite Ă  l’étude des corps (seuls les corps, exprimĂ©s par des NOMS, sont dits « ĂŞtre » ou « exister »). De ce fait, le sens n’a pas d’EXISTENCE. Pourtant, il n’est pas rien : il est dit SUBSISTER en tant que « chose » ou « fait ». Ainsi, affirmer d’un corps qu’il est coupĂ© par le scalpel, c’est bien dire quelque chose mais en signifiant quelque chose (par l’intermĂ©diaire du VERBE) qui n’est pas lui-mĂŞme corporel. Pour ce qui est des conjonctions et des articles, la plupart des commentateurs tendent Ă  interprĂ©ter la solution stoĂŻcienne dans les termes de la distinction proposĂ©e par Gottlob FREGE (un des pères de la logique moderne et de l’analyse du langage), celle entre SENS et RÉFÉRENCE.

 

  • Pour FREGE, « Scott » et « l’auteur de Waverley » ont la mĂŞme rĂ©fĂ©rence : la personne « Walter Scott ». Mais elles ont un sens diffĂ©rent. « L’actuel roi de France » a bien un sens en tant qu’expression mais n’a pas de rĂ©fĂ©rence. De mĂŞme, selon les StoĂŻciens, les conjonctions ont un sens mĂŞme si rien ne leur correspond dans la rĂ©alitĂ©.

 

  • Mais il y une autre manière d’interprĂ©ter la position stoĂŻcienne, toujours Ă  partir de la distinction frĂ©gĂ©enne. En effet, Frege attribue une rĂ©fĂ©rence non seulement au « sujet » (= nom) mais Ă©galement au « prĂ©dicat » (= verbe) en tant qu’expression relationnelle (par exemple, « Jupiter est plus grand que Mars » : « ĂŞtre plus grand que » doit avoir une rĂ©fĂ©rence qui est d’une autre  nature que les objets qu’elle relie). Cette rĂ©fĂ©rence est un CONCEPT prĂ©cis dĂ©terminĂ© par une table (ou un tableau) de vĂ©ritĂ©. Ainsi, dans l’implication (« si… alors… Â»), la conjonction (« et Â»), la disjonction (« ou Â»), les valeurs de vĂ©ritĂ© (VRAI ou FAUX) des deux propositions mises en relation sont les « arguments Â» qui dĂ©terminent la valeur de la vĂ©ritĂ© de la « fonction propositionnelle Â». De mĂŞme, on peut considĂ©rer que pour les StoĂŻciens les conjonctions dĂ©notent (= ont comme rĂ©fĂ©rence) les principaux concepts de la logique des propositions.

 

  • Dans le § 3, Augustin reformule la position des StoĂŻciens et des grammairiens qui veulent que tous les mots aient une signification. Cette analyse, allusive et provisoire, prĂ©pare l’établissement de la thèse stipulant que tous les mots sont des noms. Tout d’abord, que signifie « si Â» ? AdĂ©odat rĂ©pond qu’il signifie un doute et que ce doute se trouve dans l’âme. Il signifierait donc une AFFECTIO ANIMI (« affection de l’âme »). La question « oĂą ? Â» apparaĂ®t dès lors comme un fil directeur permettant de mettre au jour diffĂ©rents « lieux » de signification. La progression du dialogue va faire apparaĂ®tre ces diffĂ©rentes « rĂ©gions » :

    1°/ celle des choses sensibles, qui englobent les actions humaines, désignées par des verbes (marcher, courir…) ainsi que les choses naturelles (la lune, les terres…). Augustin dira de ces dernières que « Dieu et la nature » les montrent sans signe.

    2°/ les choses intelligibles, qui sont en Dieu et dans l’esprit (MENS) lorsque Dieu les lui montre.

    3°/ la signification des « syncatégorèmes » est dans l’âme.

     

  • Cependant, cette dernière rĂ©gion comprend aussi toutes les passions de l’âme (dĂ©sir, crainte, joie, tristesse), signifiĂ©es par des NOMS, ce qui entraĂ®ne une difficultĂ©. On peut mĂŞme considĂ©rer plus largement, comme Augustin lui-mĂŞme dans la Doctrine chrĂ©tienne, que « sont Ă©mis les signes que tous les vivants Ă©mettent entre eux pour manifester autant qu’ils le peuvent les mouvements de leur âme ». La thèse « psychologique Â» qui fait correspondre Ă  une conjonction une certaine affection de l’âme n’est donc guère pertinente d’un point de vue grammatical et ne peut ĂŞtre que provisoire.

     

  • Comment distinguer entre outre les diffĂ©rentes conjonctions ? Il faut ici anticiper la suite du dialogue pour voir comment la conjonction « si Â» voit son sens nettement dĂ©terminĂ©. Voici l’argument : « Imagine que nous voyions quelque chose de trop loin, que nous ne soyons pas certains de savoir si c’est un animal ou une pierre ou quelque chose d’autre, et que je dise : Parce que c’est un homme, c’est un animal ; ne parlerais-je pas de façon inconsidĂ©rĂ©e ? » Ă€ un pareil Ă©noncĂ© il convient de substituer : « Si c’est un homme, c’est un animal ». Par quoi « si » convient, « Parce que » ne convient pas, en vertu de la signification des conjonctions mises en jeu. En effet, mĂŞme s’il s’avère que la chose au loin n’est pas un homme, l’IMPLICATION est vraie (le seul cas qui la rendrait fausse est celui oĂą il s’agirait d’un homme sans que celui-ci soit un animal, ce qui est impossible). En revanche, « Parce que » convient pas du fait que la PARACONDITIONNELLE peut ĂŞtre fausse si la chose en question n’est pas un homme. Le sens des conjonctions est donc dĂ©fini par Augustin Ă  partir de leur usage logique. Mais le dialogue n’articule pas de façon explicite les niveaux psychologique, logique et grammatical de l’analyse des conjonctions.

 

  • « Rien », Ă  son tour, signifie-t-il quelque chose ? C’est l’exemple qui dĂ©fie le plus clairement l’affirmation selon laquelle les mots signifient. La thèse en vertu de laquelle le rien est d’une certaine façon quelque chose a Ă©tĂ© dĂ©fendue diversement au cours des siècles. Au XXe siècle, Bertand RUSSELL, dans les Principes de la mathĂ©matique (1910), admettait la nĂ©cessitĂ© d’affirmer l’être des objets inexistants eux-mĂŞmes, comme les centaures ou les cercles carrĂ©s. Ă€ propos de la classe nulle (= celle qui n’a aucun terme), dont l’introduction est indispensable en logique, Russell soutient qu’il existe un concept tel que « rien » mĂŞme si la classe nulle est en elle-mĂŞme une fiction. Ici, AdĂ©odat proteste que son père le presse trop et, sans ĂŞtre capable de rĂ©soudre la difficultĂ©, il affirme sa confiance dans le langage et dans son père, qui lui parle. Le dialogue suggère tout de mĂŞme une indication : il est question d’une chose qui fait naĂ®tre le sentiment de « rien Â» lorsque l’âme trouve qu’elle n’existe pas. Augustin aborde ailleurs la question (Soliloques, Doctrine chrĂ©tienne) Ă  partir de la dĂ©finition du FAUX. On peut penser par exemple aux illusions d’optique : celui qui retirerait de l’eau une rame pour voir de plus près le coude formĂ© au niveau de l’eau pourrait s’exclamer, passĂ© un bref moment d’étonnement : « Rien ». Il en va de mĂŞme de toute attente déçue. Il existe une autre espèce du faux : celui qui dit que 7 et 3 font 11 dit quelque chose qui ne peut absolument pas ĂŞtre ; l’objet d’une proposition nĂ©cessairement fausse n’est rien.

 

  • Le problème de la signification de « nihil » est repris dans un passage de la Genèse au sens littĂ©ral. Le livre VIII fait Ă©tat de l’interrogation de ceux qui se demandent comment le premier homme pouvait comprendre ce qui lui Ă©tait dit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, alors qu’il ignorait complètement ce qu’était le mal. Augustin remarque que nous connaissons de nombreuses choses que nous ne connaissons pas par leurs contraires. Par exemple, « en voyant le plein du corps, par sa privation qui est comme son contraire, nous comprenons ce qu’on appelle « vide ». De mĂŞme (…) nous jugeons par le sens de l’ouĂŻe non seulement des sons de voix mais aussi du silence (…) ». De mĂŞme que le petit enfant se blottit contre sa mère de peur de tomber, avant mĂŞme d’avoir expĂ©rimentĂ© aucune chute ou de mĂŞme que tout vivant fuit naturellement sa perte, de mĂŞme l’homme pouvait se garder de la mort spirituelle du pĂ©chĂ©.

 

  • On peut sur ce point opposer rapidement la pensĂ©e augustinienne du rien et celle de BERGSON qui recourt Ă  la notion de privation pour Ă©tablir que l’idĂ©e de nĂ©ant est une pseudo-idĂ©e :

« On se dit : « il pourrait ne rien y avoir », et l’on s’étonne alors qu’il y ait quelque chose – ou Quelqu’un. Mais analysez cette phrase : « il pourrait ne rien y avoir ». Vous verrez que vous avez affaire Ă  des mots, nullement Ă  des idĂ©es, et que « rien » n’a ici aucune signification. « Rien » est un terme du langage usuel qui ne peut avoir de sens que si l’on reste sur le terrain, propre Ă  l’homme, de l’action et de la fabrication. « Rien Â» dĂ©signe l’absence de ce que nous cherchons, de ce que nous dĂ©sirons, de ce que nous attendons. Ă€ supposer, en effet, que l’expĂ©rience nous prĂ©sentât jamais un vide absolu, il serait limitĂ©, il aurait des contours, il serait donc encore quelque chose. Mais en rĂ©alitĂ© il n’y a pas de vide. Nous ne percevons et mĂŞme ne concevons que du plein. Une chose ne disparaĂ®t que parce qu’une autre l’a remplacĂ©e. Suppression signifie ainsi substitution. Seulement, nous disons « suppression » quand nous n’envisageons de la substitution qu’une de ses deux moitiĂ©s, ou plutĂ´t de ses deux faces, celle qui nous intĂ©resse ; nous marquons ainsi qu’il nous plaĂ®t de diriger notre attention sur l’objet qui est parti, et de la dĂ©tourner de celui qui le remplace. Nous disons alors qu’il n’y a plus rien, entendant par lĂ  que ce qui est ne nous intĂ©resse pas, que nous nous intĂ©ressons Ă  ce qui n’est plus lĂ  ou Ă  ce qui aurait pu y ĂŞtre. L’idĂ©e d’absence, ou de nĂ©ant, ou de rien, est donc insĂ©parablement liĂ©e Ă  celle de suppression, rĂ©elle ou Ă©ventuelle, et celle de suppression n’est elle-mĂŞme qu’un aspect de l’idĂ©e de substitution. »

Henri Bergson, L’Évolution créatrice (1907), Paris, PUF, 1941, p. 275-298

        Bergson conclut que l’idĂ©e d’une suppression du tout est contradictoire. Elle dĂ©coule d’une exportation hors de son domaine d’application du terme de « rien ». Celui-ci signifie seulement une certaine expĂ©rience, qui ne peut ĂŞtre que celle d’un ĂŞtre douĂ© de mĂ©moire ; et il n’exprime pas tant la pensĂ©e qu’une « coloration affective de la pensĂ©e Â». Bergson a donc en vue le mĂŞme type d’expĂ©rience psychologique qu’évoque Augustin dans le dialogue. Mais la divergence entre les deux se perçoit au niveau de l’analyse du changement. Dieu renouvelle la face de la terre. Cependant, loin d’être perçu par Augustin comme la substitution continuelle et « substantielle » des ĂŞtres, le changement en lui-mĂŞme est la marque irrĂ©cusable du non-ĂŞtre, car ĂŞtre, pour Augustin, c’est ĂŞtre immuable (Epistulae).

 

COMMENTAIRE des § 35-37

35. Et ce que j’ai dit au sujet de la tête, je le dirai également au sujet des choses qui couvrent ainsi que d’un nombre innombrable de choses. Si pourtant je connais déjà ces choses, ces sarabares, quant à elles, jusqu’à présent je ne les connais pas. Si quelqu’un me les avait signifiées d’un geste, s’il les avait peintes ou s’il m’avait montré quelque chose qui leur ressemble, ne disons pas qu’il ne m’aurait pas enseigné (ce qu’il me serait facile d’établir, si je voulais parler un peu plus longuement) ; je dis ceci, qui en est très proche : il ne m’aurait pas enseigné par des mots. Et si, les apercevant par hasard en ma présence, il m’avertissait en disant : « Voici des sarabares », j’apprendrais la chose que j’ignorais, non pas par les mots qui ont été dits, mais à la vue de la chose, grâce à laquelle il se ferait que je connaisse aussi et que je saisisse quelle est la valeur de ce nom. En effet, lorsque j’ai appris la chose même, ce n’est pas aux paroles d’un autre que j’ai cru, mais à mes propres yeux ; pourtant, sans doute ai-je cru à ces paroles pour prêter attention, c’est-à-dire pour chercher des yeux ce que je verrais.

36. Le pouvoir des mots s’est arrêté là. Tel est le plus grand crédit qu’on puisse leur faire : ils ne font qu’avertir pour que nous cherchions les choses ; ils ne les exhibent pas pour que nous les connaissions. En revanche, celui-là m’enseigne quelque chose, qui offre à mes yeux, ou à l’un de mes sens corporels, ou même à mon esprit les choses que je veux connaître.

            Par les mots nous n’apprenons donc rien si ce n’est des mots : que dis-je ? Nous n’apprenons rien si ce n’est le son et le bruit des mots. En effet, s’il est vrai que les choses qui ne sont pas des signes ne peuvent pas ĂŞtre des mots, j’aurai beau avoir dĂ©jĂ  entendu un mot, j’ignorerai pourtant que c’est un mot jusqu’à ce que je sache ce qu’il signifie. C’est donc une fois que les choses sont connues que la connaissance des mots est, elle aussi, achevĂ©e, tandis qu’une fois que les mots ont Ă©tĂ© entendus, les mots ne sont mĂŞme pas appris. Car nous n’apprenons pas les mots que nous connaissons, ou bien ceux que nous ne connaissons pas, nous ne pouvons prĂ©tendre les avoir appris, si ce n’est du fait que nous en avons perçu la signification, ce qui arrive non pas en vertu de l’audition des sons vocaux qui ont Ă©tĂ© Ă©mis mais en vertu de la connaissance des choses qui ont Ă©tĂ© signifiĂ©es. AssurĂ©ment, voici un raisonnement parfaitement vrai : il est parfaitement vrai de dire que, lorsque des mots sont profĂ©rĂ©s, soit nous savons ce qu’ils signifient, soit nous l’ignorons. Si nous le savons, cela nous est rappelĂ© plutĂ´t que nous ne l’apprenons ; si nous l’ignorons, cela ne nous est mĂŞme pas rappelĂ©, mais peut-ĂŞtre sommes-nous avertis pour que nous le recherchions.

37. Et si tu dis : certes, ces couvre-têtes dont nous ne saisissons le nom que par le son, nous ne pouvons pas les connaître à moins de les avoir vus, et nous ne pouvons pas connaître non plus de façon plus complète le nom lui-même, à moins des les avoir connus eux-mêmes ; pourtant ce qui nous est transmis au sujet des enfants eux-mêmes, sur la façon dont ils ont triomphé par leur foi et par leur religion du roi et des flammes, sur les louanges qu’ils ont chantées à Dieu, sur les honneurs qu’ils méritèrent de recevoir jusque de la part de leur ennemi même, tout cela l’avons-nous appris autrement que par des mots ? Je répondrai que toutes les choses qui ont été signifiées par ces mots étaient déjà en notre connaissance. En effet, ce que sont trois enfants, ce qu’est une fournaise, ce qu’est un feu, ce qu’est un roi, enfin ce que c’est que d’être préservé du feu, cela, et toutes les autres choses que signifient ces mots, je le saisissais déjà. Quant à Ananias, à Azarias et à Misaël, ils me sont tout aussi inconnus que ces sarabares, et leurs noms ne m’ont été ni ne pourront m’être d’aucun secours pour les connaître. Cependant, que toutes les choses qu’on lit dans ces histoires se sont passées à cette époque de la façon précisément dont elles ont été consignées par écrit, je reconnais que je le crois plutôt que je ne le sais. Et cette différence, ceux-là mêmes en qui nous croyons ne l’ont pas ignorée. Le Prophète dit en effet : « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas », ce qu’il n’aurait certainement pas dit s’il avait pensé qu’il n’y avait là aucune différence. Ce que je comprends, par conséquent, je le crois aussi, mais il est faux que tout ce que crois, je le comprenne aussi. Or tout ce que je comprends, je le sais ; mais il est faux que tout ce que je crois, je le sache. Pour autant, je n’ignore pas combien il est utile de croire aussi de nombreuses choses que j’ignore. Au nombre de ces choses utiles, je mets aussi l’histoire de ces trois enfants. C’est pourquoi, bien que je ne puisse pas savoir la plupart des choses, je sais pourtant quelle grande utilité il y a à les croire.

 

        Les § 35-37 Ă©tablissent la limite du domaine de compĂ©tence des mots.

 

§ 35

  • Augustin ne sait toujours pas ce que sont les « sarabares ». Comment pourrait-on le lui enseigner ? Il Ă©numère d’abord trois façons : par un geste, c’est-Ă -dire en mimant la sarabare (ce qui doit ĂŞtre distinguĂ© d’une dĂ©finition OSTENSIVE = exhiber la chose mĂŞme), par une peinture ou par l’intermĂ©diaire de quelque chose de ressemblant.

 

  • Dans le premier cas, le geste demeure un signe tout en s’apparentant Ă  une image. Dans le deuxième cas, la peinture a pour but de former une reprĂ©sentation de la chose par ressemblance. Mais le problème se pose de savoir si l’image est bien celle de la chose mĂŞme, telle qu’on peut la voir. On connaĂ®t l’argument des SCEPTIQUES : de mĂŞme que celui qui ne connaĂ®t pas Socrate ne sait pas si son portrait ressemble Ă  Socrate, de mĂŞme la pensĂ©e, qui observe les affections venant des sensations sans voir les choses mĂŞmes, ne saura pas si les affections sont semblables aux choses. Peut-ĂŞtre Augustin a-t-il en vue cette idĂ©e lorsqu’il avance la possibilitĂ© de dĂ©nier Ă  l’imitation la facultĂ© d’enseigner. Mais il serait tout de mĂŞme difficile de douter de la valeur du tĂ©moignage d’autrui. Dans le troisième cas, il s’agit de gĂ©nĂ©raliser l’exemple de la peinture aux diffĂ©rents « simulacres » que l’industrie des hommes est capable de crĂ©er. Pour ĂŞtre faux, ils n’induisent cependant pas en erreur : le mĂŞme paradoxe est au cĹ“ur de la puissance de la mĂ©moire.

 

  • Augustin envisage enfin l’hypothèse oĂą celui Ă  qui je m’adresse me montrerait de vraies sarabares : on attire mon attention grâce Ă  la dĂ©finition ostensive (« Voici des sarabares ») et j’acquiers la connaissance de la chose « Ă  sa vue ». La parole d’autrui, mĂŞme si elle m’a dĂ©jĂ  donnĂ© des informations sur les sarabares (par exemple que ce sont des couvre-tĂŞtes) ne peut en dernier recours que m’AVERTIR de juger par moi-mĂŞme, par confrontation immĂ©diate. Mais ceux qui me parlent de la sorte sont-ils des maĂ®tres ?

 

§ 36

  • La critique d’Augustin porte-t-elle sur le pouvoir des mots (= VERBA) pris isolĂ©ment (1) ou conjointement (2) ? Ce qui Ă©tait en jeu prĂ©cĂ©demment avec les « sarabares Â», c’est bien la signification d’un nom inconnu, donc la possibilitĂ© de transmettre la notion d’une chose au moyen d’un mot individuel (1). Mais le « crĂ©dit » qu’on doit faire aux mots doit ĂŞtre Ă©galement mis au compte de phrases (2), puisqu’on vient de considĂ©rer l’ACTE DE PAROLE qui consiste Ă  donner un avertissement.

 

  • Ă€ ce pouvoir des mots s’oppose celui du maĂ®tre : celui qui enseigne prĂ©sente au sens ou Ă  l’esprit la chose Ă  connaĂ®tre. Mais l’opposition est-elle si Ă©vidente ? En effet, dans l’exemple des sarabares, QUI a jouĂ© le rĂ´le du maĂ®tre ? Le premier mouvement du lecteur est de penser que le maĂ®tre est l’auteur de l’EXPLICATION OSTENSIVE en tant qu’il montre une sarabare. Une autre interprĂ©tation de la conclusion du § 35 est cependant possible : l’auteur de la dĂ©finition ostensive (« La voici ») ne MONTRE pas la chose, au sens fort de ce terme, c’est-Ă -dire en la faisant apparaĂ®tre in concreto. Le dialogue a dĂ©jĂ  suggĂ©rĂ© que Dieu et la nature montrent sans signe tout ce qui se prĂ©sente Ă  nos sens : Dieu montre au sens fort ce dont il est le crĂ©ateur. Mais dans le cas de la sarabare, il s’agit d’un ouvrage de l’art : le maĂ®tre des sarabares, est-ce celui qui les a faites et qui peut montrer ce que c’est que les fabriquer ?…

 

  • En tout Ă©tat de cause, il faut rĂ©affirmer que le mot s’apprend Ă  partir de la chose. Ă€ ce stade, Augustin en est encore Ă  considĂ©rer la phrase explicative qui Ă©nonce que les sarabares sont certains couvre-tĂŞtes. Il y a deux cas de figure. Supposons que nous sachions ce que signifie le mot « sarabare » : alors cela nous est rappelĂ© (COMMEMORARI), soit que le mot isolĂ© ait la propriĂ©tĂ© d’adresser un rappel Ă  celui qui l’entend, soit que les mots pris conjointement (= la phrase en elle-mĂŞme) m’adressent ce rappel. Supposons maintenant que j’ignore le sens de « sarabare Â» : je serai averti pour que je recherche ce qui se donne Ă  voir.

 

  • Augustin se rĂ©fère en fait Ă  un raisonnement bien connu qui se trouve chez SEXTUS EMPIRICUS (= philosophe SCEPTIQUE du II° siècle), qui affirme que rien ne s’enseigne par le langage :

« Je dis que l'on ne peut pas enseigner par l'Ă©vidence, parce que l'Ă©vidence appartient aux choses qui se montrent ; parce que ce qui se montre, est manifeste Ă  tout le monde, parce que ce qui est manifeste Ă  tous, peut ĂŞtre compris de tous; et enfin parce que ce qui peut ĂŞtre compris de tous indiffĂ©remment, n’est pas une matière de doctrine ou d'enseignement. Donc rien ne peut ĂŞtre enseignĂ© par l’évidence. »

« Maintenant je dis que rien n’est enseigné par le discours. Car ou le discours signifie quelque chose, ou il ne signifie rien. S'il ne signifie rien, il n’est pas propre pour enseigner : que s'il signifie, ou il signifie par sa nature, ou par établissement et par institution. Ce n'est pas par sa nature, parce que tous n'entendent pas tous ceux qui parlent, les Grecs n'entendent pas les étrangers, ni les étrangers les Grecs. Que si le discours signifie par établissement et par institution, il est évident que ceux qui auront connu auparavant les choses auxquelles on a donné des noms, concevront à la vérité ces choses-là, mais ce ne sera pas parce que ces dénominations leur enseigneront des choses qu'ils ignoraient, et ce sera seulement parce qu'ils se remettront en mémoire des choses qu'ils savaient déjà. Mais ceux qui ont besoin d'apprendre des choses qu'ils ignorent et qui ne connaissent pas celles auxquelles on a donné des noms, ne concevront rien. Ainsi il ne peut y avoir aucun moyen d'enseigner. Car un maître qui enseigne doit donner à son disciple la connaissance ou la compréhension des préceptes de l'art qui est enseigné, afin que ce disciple connaissant les préceptes qui composent cet art, y devienne enfin habile et savant. Mais la compréhension ou la connaissance n’est rien et n'existe point, comme nous l'avons enseigné auparavant. Donc le moyen d'enseigner n'existe pas non plus. Que si rien n’est enseigné, s'il n'y a personne qui puisse enseigner, ni personne qui puisse recevoir l'enseignement, certainement il n'y a ni discipline ni enseignement aucun. »

Sextus Empiricus, Hypotyposes pyrrhoniennes, livre III, chap. XXVIII, traduction de Claude Huart, Amsterdam, 1725.

        Augustin se rĂ©approprie cet argument en lui faisant jouer un autre rĂ´le que celui qu’il a chez Sextus, lequel vise Ă  montrer l’impossibilitĂ© de l’enseignement, que ce soit par l’évidence ou par le langage. L’argument est donc subverti, dĂ©tournĂ© de sa fonction première. Augustin met « hors circuit » les signes en vue de revenir aux choses mĂŞmes et Ă  l’évidence dans laquelle elles sont donnĂ©es Ă  sentir ou Ă  comprendre.

 

§ 37

  • Au raisonnement « parfaitement vrai » issu de la tradition sceptique, Augustin oppose lui-mĂŞme une objection en se basant sur le fameux Ă©pisode du livre de Daniel oĂą figure le terme de « sarabare Â» (Ă©pisode consultable ici dans la traduction de Louis Segond). Remarquons que chez Augustin le terme SARABARA translittère un terme grec qui traduit le terme hĂ©breu saraballa, lequel est compris par la plupart des traducteurs et des commentateurs comme dĂ©signant des « culottes ou des bandes qui enveloppaient les jambes et les cuisses Â».

 

  • S’il n’est pas possible de connaĂ®tre les sarabares ni les trois jeunes gens qui le portaient, n’est-il pas vrai que tout ce que rapporte le rĂ©cit biblique Ă  leur sujet, ce sont des mots qui l’ont appris – mots dĂ©jĂ  connus et qui se trouvent ici conjoints ? Augustin rĂ©pond par la nĂ©gative : mĂŞme une phrase dont je connais tous les mots ne m’apprend rien parce que la proposition ne m’enseigne pas par elle-mĂŞme qu’elle est vraie. En entendant que « trois enfants furent prĂ©servĂ©s du feu de la fournaise du roi », je ne peux pas penser que ces mots me rappellent l’évĂ©nement – sauf si j’en ai moi-mĂŞme Ă©tĂ© tĂ©moin. Les mots signifient seulement quelque chose qui est donnĂ© Ă  « croire Â» qu’à « connaĂ®tre Â». Mais comment s’articulent ces deux notions ?

 

  • Dans la TrinitĂ©, Augustin analyse le contenu de la croyance et son rĂ´le dans la foi. Ce que nous pouvons imaginer du Christ est peut-ĂŞtre loin de la rĂ©alitĂ©, mais ce qui importe est ce que nous pensions conformĂ©ment Ă  l’idĂ©e (SPECIES = ensemble des traits caractĂ©ristiques qui font reconnaĂ®tre un objet) de l’homme, c’est-Ă -dire Ă  la notion de nature humaine. C’est d’après cette notion que se forme notre pensĂ©e lorsque nous croyons que Dieu s’est fait homme pour nous. Croire prĂ©suppose que l’on pense, ce qui suppose Ă  son tour que l’on sache. De mĂŞme, nous pouvons croire Ă  la RĂ©surrection car nous savons ce que c’est que mourir et vivre. Mais dans le cas de la « TrinitĂ© », par exemple, sur quelle notion certaine pouvons-nous nous appuyer ? D’autre part, toutes les notions enveloppĂ©es par la croyance ne sont pas d’origine sensible : si ce que nous aimons dans l’ApĂ´tre, c’est un esprit juste, comment connaissons-nous le juste ?…

 

  • Ce paragraphe amène aussi Ă  poser le problème de la connaissance historique. Que se passe-t-il quand un rĂ©cit confie quelque chose Ă  la croyance de la postĂ©ritĂ© ? Le passĂ©, en effet, ne peut pas ĂŞtre objet de connaissance au sens fort. Dans ses Questions, Augustin distingue les choses toujours crues et jamais comprises (= histoire), les choses comprises aussitĂ´t qu’elles sont crues (= raisonnements humains), et celles qui sont d’abord crues et comprises ensuites (= rĂ©alitĂ©s divines). L’histoire des trois jeunes gens fait partie de la première espèce de choses – qu’il est cependant utile de croire. Dans la TrinitĂ©, Augustin, soucieux de ne pas accrĂ©diter la doctrine sceptique, entend tout de mĂŞme lĂ©gitimer une certaine « objectivitĂ© » de la croyance (nous « savons » ce que nous avons appris par le tĂ©moignage des autres). Du reste, bien que l’histoire soit un objet de croyance pour les hommes, on ne peut soutenir qu’elle est institution humaine, ce qui alimenterait un relativisme radical.

 

  • Augustin invoque ensuite l’autoritĂ© du prophète IsaĂŻe : « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas ». Cette formule prĂ©suppose la distinction entre croyance et savoir, mais en mĂŞme temps elle l’attĂ©nue. Elle ne signifie pas que si l’on croit l’histoire des trois enfants, on en acquerra l’intelligence, puisqu’il est question d’évĂ©nements passĂ©s. Elle signifie plutĂ´t que la croyance inclut le savoir, qui inclut Ă  son tour la comprĂ©hension. Ce que nous comprenons, nous le devons Ă  la raison ; ce que nous croyons, nous le devons Ă  l’autoritĂ© (puisque nous ne voyons pas). Mais mĂŞme la raison ne se dispense pas de l’autoritĂ©, la plus grande autoritĂ© Ă©tant celle de la vĂ©ritĂ© telle qu’elle est connue. Comprendre, c’est croire Ă  une autoritĂ© qui n’est plus celle des sens, du tĂ©moignage d’autrui ou de l’histoire, mais celle de la clartĂ© mĂŞme de la vĂ©ritĂ©. Cette conception tend Ă  attĂ©nuer l’opposition entre croyance et connaissance qu’on trouve chez Platon. Augustin s’inspire vraisemblablement d’une source stoĂŻcienne : croire, c’est penser en donnant son ASSENTIMENT.

 

COMMENTAIRE du § 45

Mais soit, je m’arrête là et je concède que lorsque des paroles sont parvenues à l’oreille de quelqu’un qui les connaît, il lui est possible de connaître que celui qui les a dites a pensé aux choses qu’elles signifient ; s’ensuit-il pour autant qu’il apprend si l’autre a dit des choses vraies, comme nous nous le demandons actuellement ?

Les maîtres font-ils profession de faire percevoir et saisir leurs pensées et non pas les disciplines elles-mêmes qu’ils se figurent transmettre en parlant ? Car qui est si sottement curieux qu’il envoie son fils à l’école pour qu’il apprenne ce que le maître pense ? Mais lorsque les maîtres ont exposé à l’aide des mots toutes ces disciplines qu’ils font profession d’enseigner, y compris celle de la vertu et de la sagesse, alors ceux qu’on appelle les élèves considèrent en eux-mêmes si les choses qui leur ont été dites sont vraies en regardant bien entendu cette vérité qui leur est intérieure, selon leurs forces. C’est donc à ce moment qu’ils apprennent, et lorsqu’ils ont trouvé au-dedans qu’on leur a dit des choses vraies, ils louent les maîtres, sans savoir qu’ils louent non pas des enseignants mais plutôt des enseignés, si toutefois ceux-ci savent eux-mêmes ce qu’ils disent. Mais les hommes se trompent en appelant maîtres ceux qui ne le sont pas, parce que bien souvent, aucun délai ne s’interpose entre le moment de la parole et le moment de la connaissance : puisqu’aussitôt après l’avertissement de celui qui parle, ils apprennent au-dedans, ils estiment qu’ils ont appris, au-dehors, de celui qui les a avertis.

 

  • Le dernier dĂ©veloppement du dialogue consiste Ă  mettre en regard l’enseignement du Christ et le « magistère des hommes ». Que se passe-t-il lorsque les parents envoient leurs enfants chez le « maĂ®tre Â» ? Ils les envoient pour qu’ils apprennent non pas la pensĂ©e du maĂ®tre, c’est-Ă -dire ses opinions (possĂ©dant un caractère privĂ©), mais les disciplines elles-mĂŞmes, c’est-Ă -dire la science que le maĂ®tre montre sans l’avoir instituĂ©e. Mais les parents partagent sans doute avec le maĂ®tre lui-mĂŞme, et avec leurs enfants, l’illusion que ces disciplines s’enseignent en parlant. En effet, selon Augustin, les enfants n’apprennent que lorsqu’ils « considèrent en eux-mĂŞmes si les choses qui leur ont Ă©tĂ© dites sont vraies, en regardant bien entendu cette vĂ©ritĂ© qui leur est intĂ©rieure, selon leurs forces ».

 

  • On peut d’abord comprendre que cet enseignement recouvre l’ensemble des disciplines « libĂ©rales Â» (= lettres latines et sciences), auquel s’ajoute la morale ou la philosophie elle-mĂŞme. Mais il est plus vraisemblable qu’Augustin songe ici Ă  l’enseignement dispensĂ© ordinairement dans les petites classes (= apprentissage de la lecture et de l’écriture, du calcul, de la grammaire et d’un peu de musique). LĂ  aussi le MaĂ®tre est prĂ©sent : la rĂ©fĂ©rence Ă  la vertu et Ă  la sagesse renvoie Ă  certaines notions communes dont le maĂ®tre fait Ă©tat pour expliquer les poètes.

 

  • Quoi qu’il en soit, ceux qui font profession d’enseigner ne sont pas vraiment des maĂ®tres car ils sont « enseignĂ©s » (DOCTOS) et non pas « enseignants » (DOCTORES) ; et encore le sont-ils dans le meilleur des cas, lorsqu’ils savent eux-mĂŞmes ce qu’ils disent ! Car ils peuvent ne pas le savoir, par exemple lorsqu’ils rĂ©citent machinalement leurs cours… Quant Ă  « ceux qu’on appelle les Ă©lèves », ils ne sont pas ceux de leurs prĂ©tendus maĂ®tres : ils apprennent au moment prĂ©cis oĂą ils consultent la vĂ©ritĂ© en eux-mĂŞmes. C’est le fait que la comprĂ©hension soit souvent instantanĂ©e (Augustin exclut les esprits lents…) qui encourage la confusion entre celui qui parle au-dehors (= celui qui avertit) et Celui qui enseigne au-dedans.

 

  • L’affirmation selon laquelle tout enseignement provient du Christ conduit Ă  instituer une essentielle paritĂ© de tous les esprits devant Lui. En ce sens, le dialogue se situe dans la tradition socratique de la « pĂ©dagogie de la raison », oĂą le maĂ®tre est un accoucheur. Son langage n’est qu’un avertissement qui Ă©veille chez l’élève une spontanĂ©itĂ© qui reste inviolable.

 

  • Tout en affirmant l’unique magistère du Christ, Augustin n’en rappelle pas moins constamment dans l’ensemble de son Ĺ“uvre que cet enseignement nĂ©cessite une coopĂ©ration humaine. Par exemple, dans l’Enseignement chrĂ©tien, il montre avec force que Dieu lui-mĂŞme a voulu que les hommes aient besoin les uns des autres pour apprendre : il ne faut pas compter sur des dons surnaturels pour nous dispenser d’avoir Ă  Ă©tudier les Écritures ! « Évidemment, Ă©crit Augustin, tout cela aurait pu ĂŞtre fait par un ange, mais la condition humaine serait abaissĂ©e si Dieu paraissait ne pas vouloir adresser sa parole aux hommes par des hommes ».

 

  • Mais Ă  l’évidence, la thĂ©orie du MaĂ®tre intĂ©rieur nous renvoie en droite ligne Ă  la thĂ©orie de la rĂ©miniscence chez PLATON et doit rendre compte du mĂŞme problème : il s’agit d’expliquer autant que possible la capacitĂ© qu’à l’esprit de percevoir et de comprendre par lui-mĂŞme les vĂ©ritĂ©s rationnelles, sans rien apprendre d’aucun homme. Dans le MĂ©non, Socrate interroge le jeune esclave sur un problème de gĂ©omĂ©trie, tout en prĂ©tendant ne rien lui enseigner : son savoir en ce domaine vient d’ailleurs. Mais chez Platon, l’esclave, loin de rien apprendre, « se souvient Â» : il se rappelle quelque chose qu’il n’apprend pas puisqu’il le sait dĂ©jĂ . L’âme n’apprend rien d’aucun maĂ®tre, ni humain ni divin. Pour Augustin, en revanche, si l’esprit est capable de connaĂ®tre les intelligibles, c’est parce qu’il est enseignĂ© par le Christ. Alors que Platon oppose le SAVOIR et l’ENSEIGNEMENT, Augustin les rĂ©unit dans l’enseignement reçu du seul MaĂ®tre. Le thème de l’ILLUMINATION, qui caractĂ©rise la pensĂ©e d’Augustin, n’aboutit donc pas Ă  un « illuminisme » exaltĂ© puisque cette possibilitĂ© de connaissance a pour raison première la relation d’enseignement.